Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/464

Cette page a été validée par deux contributeurs.

principaux de son génie créateur. Et j’ajoute qu’elle nous montrerait, en même temps, combien cet élément de son génie lui a peu coûté à acquérir et à développer. Pour nous offrir les divertissantes figures de Sam Weller et de Sarah Gamp, de Mme  Nickleby et de M. Micawber, Dickens n’a eu qu’à regarder autour de lui, et à nous transcrire exactement ce qu’il avait vu. Tout au plus son effort littéraire a-t-il consisté à contenir, à régler, à restreindre l’exubérance instinctive de ses impressions. Les types et les tableaux qui remplissent ses lettres ne diffèrent de ceux qui remplissent ses romans que par plus d’abondance et de variété. Voici, par exemple, en quels termes il décrivait à son ami les premiers effets d’une cure entreprise par lui, en 1849, dans une ville d’eaux anglaise, avant de se mettre à la rédaction de David Copperfield :


Le premier effet salubre dont le patient ait conscience est une sensation presque continue de malaise, accompagnée d’une extrême dépression de forces, de telle sorte que les jambes du patient fléchissent sous lui, et que son bras tremble quand il veut saisir un objet. Joignez à cela une somnolence extraordinaire, — excepté, naturellement, pendant la nuit, où son sommeil, lorsque par miracle il réussit à s’endormir, est à chaque instant coupé de cauchemars. Si d’aventure le patient se trouve avoir quelque chose à faire qui exige un peu d’attention et de réflexion, l’effort qu’il doit y dépenser l’épuise à un tel degré qu’il ne peut agir que par petits à-coups, et qu’il est forcé de se mettre au lit, pendant les intervalles. En même temps se développent chez lui un profond abattement d’esprit et une disposition toute particulière à verser des larmes du matin au soir. Si le patient, avant de commencer sa cure, se trouve avoir été bon marcheur, il s’aperçoit tout à coup que quelques milles sont une distance considérable ; et le voilà qui, au milieu de la promenade la plus insignifiante, se met tout à coup à tituber d’un côté à l’autre du chemin, comme un homme ivre. Si le patient a jamais possédé une certaine énergie, il la trouve changée en une langueur stupide. Il ne voit plus devant lui, dans la vie, ni un but à poursuivre ni un moyen d’y atteindre. Inutile de dire que toute lecture lui devient impossible. Et malheur à lui s’il prend un rhume ! Il aura clairement l’impression que rien au monde jamais ne pourra l’en délivrer, tant tout son être est incapable de la moindre résistance. Sa toux sera profonde, monotone, constante : une toux en comparaison de laquelle l’ « honnête aboiement du fidèle chien de garde » vous fera l’effet d’un faible murmure !


Et voici encore, pour m’en tenir à ces deux citations, le récit d’un dîner « intime » offert à Dickens, en 1855, par Emile de Girardin :


Tout homme qui ignorera ma ferme résolution de ne jamais embellir ni exagérer la relation que je vous fais des menus événemens de ma vie, me soupçonnera de vouloir vous tromper lorsque, à notre prochaine rencontre,