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d’intrigue, les hommes à idées n’aient qu’incomplètement soupçonné qu’en prenant Bonaparte pour protecteur, ils abdiquaient entre les mains d’un maître. Mais il semble bien que, jusqu’au bout, leur clairvoyance ait été en défaut et que ni le souci de leurs intérêts ni la plus complète antipathie de nature n’aient suffi à les inquiéter. Dans ce général qui se glorifiait d’appartenir à l’Institut et qui se déclarait l’ennemi de la superstition, les métaphysiciens crurent reconnaître un des leurs. Les idéologues s’imaginèrent qu’il travaillait pour eux. Ils se persuadèrent qu’il créerait à leur usage un gouvernement selon leurs vœux, ami de la philosophie et des lumières. Telle était la force de l’illusion ou l’énormité du malentendu !

Ce qui achève de dérouter les idées reçues et de ruiner la légende, c’est l’analyse des dispositions de l’armée. D’esprit très révolutionnaire, soldats et officiers n’aspiraient nullement à établir le régime du sabre. Et le fait est que dans les journées de Brumaire les fameux « prétoriens » brillent par leur absence. En effet, les grenadiers auxquels était confiée la garde des Conseils étaient tout l’opposé des prétoriens qu’on a signalés en eux. « Les prétoriens de Rome ne connaissaient que leur chef et le plaçaient au-dessus des lois : pour eux la patrie était le camp et non pas la cité. Autour des conseils et du Directoire on avait affaire à des hommes dont la plupart ne connaissaient pas Bonaparte et restaient imprégnés de passions civiques. Chauds démocrates, durs policiers, grands assommeurs de muscadins et autres aristocrates, ils s’estimaient gardiens des institutions. Les grands mots qui avaient tant de fois sonné à leurs oreilles : souveraineté du peuple, sanctuaire des lois, inviolabilité de la représentation nationale, n’avaient pas perdu sur eux tout empire. Vis-à-vis d’une entreprise qui les mettrait en cas de se tourner contre l’une des assemblées quelle serait leur disposition ? » En réalité, pour les décider à marcher, il fallut que la présence du président des Cinq-Cents leur facilitât l’illusion qu’ils étaient réquisitionnés par le représentant de l’autorité légale.

Une fois que l’historien nous a fait connaître le cadre et le fond du tableau, qu’il y a massé la foule et fait circuler l’air en nous montrant quelles idées y étaient flottantes et en suspens, de quelle électricité l’atmosphère était chargée, les choses sont au point pour que nous voyions nettement se dessiner la figure des individus et se préciser leur rôle. Plutôt que de nous présenter chaque acteur du drame en un médaillon d’une effigie arrêtée, M. Vandal a préféré laisser aux événemens le soin de tracer peu à peu les portraits et de faire