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du récit : peu à peu, il s’aperçoit que les faits y apparaissent sous un jour assez différent de celui où on a coutume de les présenter. Cette histoire de l’acte de Brumaire est en effet une histoire nouvelle.

Que l’histoire du coup d’État de Brumaire fût encore à écrire, cela ne fait doute pour personne, et le contraire seul aurait lieu de nous surprendre. Trop de conséquences sont issues de cet acte : et il nous est devenu presque impossible de ne pas l’apercevoir à travers elles. Trop de gens avaient intérêt à le défigurer. Du concours de la colère des uns et de l’enthousiasme des autres, une notion s’est dégagée que poètes, orateurs, romanciers ont, chacun pour sa part, contribué à nous imposer, et dont voici les traits essentiels. Du cerveau de Bonaparte serait sortie tout armée l’idée d’un coup d’État consistant dans l’étranglement de la liberté et le renversement de la légalité. Elle aurait abouti grâce au dévouement aveugle de soldats prétoriens et à la complicité de la nation qui de toutes ses forces appelait un sauveur et un maître. Telle est bien la façon dont nous nous représentons le 48 brumaire, et c’est pour se l’être ainsi représenté qu’on l’a, tour à tour, célébré, honni, exalté et flétri. Or pas un de ces traits qui ne soit une erreur ; cette image figée et fausse est le résultat d’une série d’anachronismes ; elle procède d’une entière méconnaissance des conditions dans lesquelles les idées parviennent à se réaliser. Pour notre part, nous voudrions montrer comment l’auteur du nouveau livre sur Brumaire est parvenu à mettre dans son récit plus de vérité historique par le soin même qu’il a apporté à y faire œuvre d’art et de littérature.

Une théorie fameuse veut qu’en présence de toute œuvre de la nature ou des hommes, on se rende compte d’abord du « moment » où elle apparaît. De toute évidence, la condition indispensable pour que s’accomplisse un acte liberticide, c’est que la liberté existe. Si par hasard la Liberté n’existait pas à la veille du 18 Brumaire, il faudrait donc convenir que Bonaparte ou tout autre était dans l’impossibilité matérielle de la détruire. Ne la rencontrant pas devant lui, il ne pouvait la supprimer ; et ne la trouvant pas vivante, il ne pouvait la tuer. Tel est le cas. « Parmi les légendes qui se sont accréditées sur le 18 Brumaire, écrit M. Vandal. il n’en est pas de plus erronée que celle de l’acte liberticide, Ce fut longtemps lieu commun historique que de présenter Bonaparte brisant d’un revers de son épée une légalité réelle et étouffant sous le roulement de ses tambours, dans l’orangerie de Saint-Cloud, les derniers soupirs de la liberté française. En présence des faits mieux reconnus et étudiés, il n’est plus permis de répéter