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peut-être est-ce ainsi que la légalité doit être comprise, pratiquée et défendue. En fait, la Révolution d’Angleterre a été entreprise et achevée par des nomomanes, si l’on me permet de créer le mot. Deux d’entre eux tenaient de très près à Cromwell : Hampden, qui fut le héros et le martyr de la légalité, Ireton, qui en fut l’avocat ardent, disert et subtil.

Cet Ireton, son gendre, curieux mélange du soldat et du légiste, grand raisonneur et beau parleur, un des rares Anglais qui aient cru à la vertu des constitutions écrites sur du papier, l’aurait un peu gêné dans sa carrière d’arbitraire à outrance. Mais il avait disparu au début de la période républicaine. Hampden n’était plus là lorsque Coney, à son exemple, refusa d’acquitter les taxes illégales du Lord-Protecteur. Cromwell le fit jeter en prison ainsi que ses avocats et réprimanda grossièrement les juges qui essayaient de maintenir la liberté de la défense et d’invoquer la Magna Charta.

« La Magna Charta !… » répéta Cromwell avec un gros rire, et il leur jeta à la face une de ces sales plaisanteries de corps de garde qui lui venaient volontiers aux lèvres. Il ajouta ces mots qui indiquent une si complète absence de moralité politique : « Souvenez-vous que c’est moi qui vous ai fait juges ! » Certain jour de sa vie, Bonaparte (comment se soustraire à une comparaison qui s’impose ? ) fit le Dix-huit brumaire et il avait la France derrière lui. Tous les jours de la vie de Cromwell sont des Dix-huit brumaire. Et pour qui a-t-il agi ? Au bénéfice d’une minorité, qui est devenue la minorité dans la minorité et, finalement, s’est réduite à la petite coterie qui l’entourait. Ce n’est pas un article, mais un volume qu’il faudrait pour énumérer toutes les mesures illégales qu’il a sanctionnées et couvertes, après coup, de son autorité, ou soufflées à des subalternes, ou exécutées de sa propre personne. L’absolutisme est son élément, l’arbitraire est son pain quotidien, le coup d’Etat est son existence normale. Quand il a détruit la légalité existante, il n’est nullement pressé de créer une légalité nouvelle. Un appel au pays, une élection générale lui paraît la chose la plus dangereuse du monde, mais, comme tous les despotes, le mot qu’il a sans cesse à la bouche est celui de salut public. « Lequel vaut le mieux, d’être perdus en faisant votre volonté ou d’être sauvés malgré vous ? » Ses actes justifient-ils ce pressant, cet impérieux argument du salut public ? Prenez les deux plus importans, les deux plus graves :