Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’attendrissement. Il se découvre solennellement et remercie les populations allemandes de leur sympathie pour les victimes d’une guerre fratricide. Plus tard, dans une gare aux abords de la Saxe, il refait à peu près le même discours à deux dames qui guettent, les trains pour offrir du bouillon aux blessés allemands de passage. Sur la demande de nos deux gardiens, elles en présentent une tasse au vieux maire ; mais je les entends maugréer en allemand d’être obligées de servir des prisonniers français de si mauvaise mine.

Avant de partir pour Leipsig, le lieutenant chef de l’escorte me demande si je veux, en ma qualité d’officier, monter avec lui en première classe. Comme il me parle en allemand, je fais semblant de ne pas comprendre. Malgré le froid, je ne voulais pas me séparer de mes compagnons ; et puis je désirais ne rien devoir à cet officier et conserver toute liberté pour m’échapper si l’occasion se présentait.

Cette occasion s’offre à Gœrlitz, où nous arrivons le lendemain à dix heures du soir, après vingt-quatre heures de route. L’officier nous avait installés pour la nuit dans une petite salle d’attente de la gare ; puis, il nous avait quittés pour aller se coucher ailleurs.

Gœrlitz est très près de la frontière autrichienne. Je l’avais vu sur un indicateur universel des chemins de fer qu’on m’avait laissé emporter. En quelques heures de marche, je pouvais être libre, si je parvenais à sortir de la gare. Je comptais tenter le coup, vers une heure de la nuit, quand tout dormirait, et profiter de la fatigue de nos deux factionnaires qui ronflaient couchés en travers de la porte.

Mais, vers minuit, l’officier vient nous rejoindre et passe la nuit dans un fauteuil, qu’il place tout auprès de moi. Il avait évidemment réfléchi, comme moi, que la frontière n’était pas loin. Je renonce à ma tentative.

Le lendemain, nous roulons encore toute la journée. Dans une petite gare de bifurcation, en Silésie, où l’on nous fait attendre pendant près d’une heure, le public s’occupe beaucoup de nous, mais avec une malveillance marquée. On se moque méchamment de la tenue de mes compagnons, qui en effet est lamentable. Quant à moi, je passe pour un officier qu’on enferme dans une forteresse parce qu’il a voulu fuir en violant sa parole. J’entends un grand voyageur, ayant très bon air du reste, dire