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reprit : « Va, je ne veux pas porter ce péché et encourir ce reproche de t’avoir fait manquer ton bonheur. Que tout se passe au mieux pour toi, c’est mon souhait bien sincère ! »

Rosegger quitta de la sorte le métier de sa jeunesse, mais dans sa sincérité sur tout ce qui touche au détail de sa vie morale, il nous a décrit en sa personne un intéressant phénomène de dédoublement. La transition fut si brusque de son ancienne à sa nouvelle existence, l’empreinte de la première avait été si profonde, que, durant de longues années, son être intime demeura comme partagé en deux personnages distincts. Un éminent critique[1] nous l’assurait jadis, ceux qui ont subi, au seuil d’une carrière encombrée, des examens difficiles, repassent bien longtemps, à l’heure trouble des cauchemars, par les transes qu’ils éprouvèrent en ce moment décisif de leur jeunesse, et se croient redevenus des étudians incertains de leur avenir. Rosegger a connu pour sa part cet état singulier : « Je jouis d’ordinaire, dit-il, d’un sommeil paisible, mais j’ai été privé du repos de bien des nuits par une circonstance bizarre. A côté de mon humble existence d’étudiant et de lettré, j’ai, durant de longues années, traîné une existence fantomatique de tailleur de village, sans pouvoir en être délivré… J’y pensais cependant peu durant le jour… et j’avais même conscience au milieu du rêve que je n’étais pas ainsi à ma place ordinaire ; mais toujours, je me trouvais avoir obtenu des vacances qui me ramenaient pour un temps sur l’établi de mon maître. » Rien ne faisait prévoir le terme de cette obsession, lorsque, une nuit, Rosegger replongé par le songe dans sa besogne coutumière, aux côtés de son patron, crut voir venir vers eux un de ces compagnons voyageurs qui avaient jadis travaillé auprès de lui. Alors, pour faire place à ce nouvel arrivant, maître Natz, se tournant vers son disciple, lui dit solennellement : « Décidément, tu n’as pas de vocation pour le métier, tu peux t’en aller, tu es congédié, du bist fremd gemacht. Et, de cette heure, l’oppression angoissante du cauchemar disparut pour jamais. Jeux singuliers d’une organisation nerveuse, mais aussi symbole de la place éminente qu’ont tenue, dans la destinée de notre poète, ses années d’adolescence, les plus décisives de sa vie.

Et, si l’on songe à l’existence précaire, qui, longtemps,

  1. M. René Doumic.