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et pour l’éternité, » dont nous avons dit l’origine. Il y peignait au lecteur les misères de ce monde, les délices du ciel, les châtimens de l’enfer, et insistait avec prédilection sur les fins dernières de l’homme, dans le louable dessein de convertir les pécheurs. De plus, à côté d’une première tendance intellectuelle qui n’a jamais disparu en lui, malgré ses transformations ultérieures, se révélait bientôt dans son esprit un autre filon qu’il devait exploiter avec un égal bonheur, la veine humoristique et doucement railleuse. Sa Muse s’émancipant en effet avec les années, il écrivit un recueil intitulé « Réjouis-toi de la vie, » rempli par des facéties villageoises et par des badinages érotiques, dont le morceau que nous avons traduit fera pressentir le ton jovial et bon enfant. Tandis qu’un ouvrage plus important en deux volumes, et orné comme le précédent d’illustrations originales traitait de sujets plus graves et portait le titre ambitieux de « Muséum. » Tout un bagage littéraire, comme on le voit, accumulé en de rares momens de loisir par la plume d’un adolescent qui poussait l’aiguille dix heures par jour assis sur ses talons.

Les fragmens que le jeune tailleur lisait le soir à St Kathrein suscitaient chez les auditeurs des sentimens mélangés : étonnement, admiration, mais aussi désapprobation et méfiance ; et comment le bon sens pratique n’eût-il pas condamné des fantaisies qui n’étaient certes pas de nature à faire leur auteur habile et satisfait dans sa profession ? La vieille servante maussade du maire hospitalier menait le chœur des protestataires, ne cachant pas son hostilité vis-à-vis de cet écrivailleur en qui elle flairait l’hérétique, et dont un bon bûcher aurait dû faire justice à son avis. Certaine veille de Noël, tandis que le magistrat municipal rendait sans fausse honte à Pierre le service de lui couper les cheveux, elle dit âprement : « Tu vas ébrécher tes ciseaux sur celui-ci. — Comment cela ? — Oui, si par mégarde tu rencontres les cornes. » Ajoutons-le, cette mégère demeura longtemps l’interprète d’une partie de l’opinion publique au pays natal du poète.

Cependant l’instant décisif de son existence approchait pour Rosegger. Son maître disait de lui : — « S’il n’était pas un si bon garçon et si honnête, je le renverrais à l’instant, car, au travail, il n’est pas si habile qu’on le croirait d’après ses écrits : il a trop de sornettes dans la tête. » Ces sornettes étendaient chaque jour