Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son temps et son attention. Un des plus caractéristiques parmi ces récits s’intitule : « Quand je ne volais pas mon maître. » Le vieux Natz, ennemi juré de la liberté des métiers, cette funeste innovation de l’âge moderne, enseignait tout son art à ses apprentis, sauf le secret de la coupe des vêtemens, afin qu’ils eussent encore à chercher par le compagnonnage un complément d’éducation, et qu’ils ne pussent s’établir d’emblée maîtres tailleurs dans la région, lui faisant aussitôt concurrence.

Toutefois, par une étrange inconséquence, dont la source était sans doute dans la bonté de son cœur, il les encourageait pour ainsi dire à se procurer par la fraude les lumières qu’il refusait de leur fournir officiellement. Le moyen était simple : ils n’avaient qu’à lui dérober pendant quelques heures, avec sa complicité tacite, les patrons de papier, fruits de son expérience, et à en découper en cachette des imitations fidèles : ils étaient alors aussi avancés que lui-même. Pas un ne manquait, on le devine, à lui voler de si précieux documens, pour en tirer profit avec une malhonnêteté plus ou moins raffinée, certains allant jusqu’à gâter de parti pris les originaux qu’ils avaient copiés, afin de gêner leur maître dans l’exercice ultérieur de sa profession. Non seulement Natz leur pardonnait alors une indélicatesse révue dans son esprit, mais il se montrait fier de l’esprit d’initiative de ses disciples, et de l’honneur qu’ils promettaient de faire par la suite à l’excellence de ses leçons. Or, Pierre Roseg-ger, laissé seul à dessein comme ses prédécesseurs avec ces inappréciables modèles, s’avisa, au lieu d’en copier la forme, de lire avec avidité les nouvelles du monde extérieur imprimées sur leur papier de journal. Rare bonne fortune pour son esprit éveillé ! Telle pièce découpée lui représentait, non pas la manche d’une future jaquette, mais un morceau de littérature qu’il s’empressait de déguster en gourmet. C’est ainsi qu’ayant rencontré le récit passionnant d’un attentat contre le roi d’Italie, l’infortuné en ignora à jamais le résultat final, parce que, dit-il, la mode étant alors aux corsages très ouverts, ce patron-là ne s’étendait pas beaucoup en largeur. Quant à maître Natz, il demeura tout à la fois stupéfait et mal satisfait de rencontrer pour la première fois un apprenti si dénué de sens pratique.

C’est que l’auteur en herbe ne voulait décidément pas céder la place au paisible artisan chez ce jeune homme de plus en plus différent de son entourage. Un jour, tandis qu’il travaillait pour