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demeuré en somme le cadre de sa grande production d’écrivain. Cadre rempli de façon sans cesse plus originale, plus personnelle, plus durable, mais ramenant et retenant dans les mêmes moules une imagination qui en reçut sa première et décisive empreinte. Rosegger raconte lui-même avec humour qu’ayant une fois cassé par étourderie une charge d’œufs dont le transport représentait le plus clair de ses petits bénéfices enfantins, il arriva à la foire annuelle de Krieglach sans argent, et dut renoncer à acheter cette année-là le précieux volume dont il espérait tirer pendant des mois les distractions et les émotions les plus délicieuses. Il résolut alors de composer lui-même à son usage un calendrier improvisé, texte et illustrations tout à la fois : il réalisa en effet ce projet, et conserve encore ce produit initial de son inspiration, où, à l’en croire, il prédisait le temps avec le même succès que les astronomes patentés de la capitale autrichienne.

Ce fut même en le voyant coudre ensemble les feuillets volans de ce chef-d’œuvre qu’un cousin de la famille, présent à cette opération, dit à ses parens par manière de plaisanterie : « L’enfant s’en tire aussi bien qu’un tailleur habitué dès longtemps à manier l’aiguille : » Ces mots agirent comme une inspiration du ciel sur ces pauvres gens. Depuis des années, déjà, ils luttaient contre la misère grandissante, et certaine grêle tombée dans ces montagnes le 13 août 1855 avait été le coup de grâce, la catastrophe décisive dont ils n’avaient pu se relever. Or puisque leur fils aîné Pierre demeurait fluet et chétif, mal fait pour le rude travail des champs, puisqu’il n’avait pas su trouver sa voie vers le séminaire, pourquoi n’essayerait-on pas d’en faire un brave artisan ?


IV

Aussitôt cette décision arrêtée, la mère de famille se rendit donc auprès du maître tailleur le plus estimé dans la région, Ignaz Orthofer, maître Natz, comme on l’appelait familièrement ; figure originale et honnête de vieux garçon un peu maniaque, que son élève a reproduite avec un relief singulier : la parole rude et le cœur d’or, l’humeur grondeuse et l’âme serviable. Marie Rosegger fit l’expérience de tous ces traits de caractère dès sa première visite, car, en présence de ses ouvertures diplomatiques, le tailleur entama un discours en trois points sur les grandeurs et