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la terre. Maintenant, Erlefried, imagine-toi une mère qui est assise là, attendant son cher enfant. Bien des arrivans viennent tour à tour se ranger près de leurs parens et amis, mais le siège à son côté reste vide et son enfant ne veut pas paraître. Pourtant, le cours de son existence terrestre doit être terminé depuis longtemps ; voici que d’autres, égarés ou attardés quelques momens, s’approchent à leur tour, et s’assoient, sous une couronne de roses, pour le repos éternel. La mère se lève, va, vient comme une âme en peine, et demande à tout arrivant s’il n’a pas aperçu son fils ? Alors, elle se jette aux genoux du bon Dieu, et il l’interroge sur la cause de ses pleurs. Elle ne peut, dit-elle, goûter à présent de repos ; elle voudrait quitter le ciel, retourner sur la terre, et chercher jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son enfant. C’est pourquoi je le dis toujours : se savoir sauvé du Malin, soi-même et les siens, c’est là la béatitude. Mon cher fils, quand un jour je ne serai plus auprès de toi, songes-y bien, et ne m’oublie pas. » Quelle magnifique illustration des sentimens de la solidarité chrétienne et de la responsabilité familiale, qui sont emportés par ces âmes scrupuleuses jusque dans le repos du paradis !

Tels étaient à peu près les enseignemens de cette femme au grand cœur dont son fils a écrit : « Tout ce que j’ai de bon en moi me vient d’elle, » et qui connut dès cette terre les angoisses qu’elle savait si gracieusement décrire dans le ciel. En effet, lorsque Pierre Rosegger eut commencé, sur le tard, son éducation régulière et sa vie de citadin, sa mère déjà paralysée à demi, et presque impotente à cette époque, voulut se rendre un jour à Grätz pour juger de ses propres yeux si son enfant ne risquait pas en vérité de se gâter à jamais dans un milieu que sa naïve imagination lui montrait sous des couleurs presque infernales. Elle revint en effet terrifiée par le spectacle de la métropole provinciale, et plus malade qu’auparavant.

Le poète a pourtant rapporté de cette mère inquiète un trait touchant par la naïve et audacieuse délicatesse de cœur dont il fait foi. Lorsqu’il dut se rendre, avec ses contemporains du hameau d’Alpel, à la maison commune de Krieglach, afin de satisfaire par le tirage au sort aux prescriptions de la loi militaire, presque tous ces jeunes gens portaient à leur coiffure un flatteur souvenir de la dame de leurs pensées. Pierre, qui, en cela sans doute comme en toutes choses, était différent de son entourage,