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devait disséminer ses envois, aller ainsi du quartier E au quartier B, de l’hôtel Sainte-Foix aux Jardins-Beaumarchais : l’enfilade entière des boulevards. Et combien de crochets à faire, durant ce chemin ! Les boîtes à lettres n’abondaient pas à cette époque, — deux cents à peine, en douze arrondissemens : le brave garçon eut donc à jouer vaillamment du jarret. Surtout, point de voiture, pour accomplir la périlleuse mission ! Assis dans le cabriolet près de son bourgeois, le cocher était souvent quelque mouchard de la Police… Aisément on s’imagine cet apprenti conspirateur, tel qu’il dut s’agiter en la matinée printanière. Il n’a que vingt-sept ans, et fait son mirliflore, son agréable, son beau ; il est vêtu, suivant la mode, d’un fringant « négligé de jeune homme : » bottes à revers, culotte gris perle, habit bleu à boutons d’or, gilet de nankin, jabot tuyauté, cravate de mousseline, et, sur l’oreille, il a campé le chapeau à cornes, coiffure « d’un fils de Mars, » du militaire français. Tondu à la Titus, rasé de frais, portant moustaches et « nageoires, » notre élégant observe l’ordonnance édictée par le « Suprême Bon Ton. » Des fentes de son gilet pendent les deux breloques annonçant les deux montres ; à pleins doigts il manie une badine dont il se caresse le mollet… Pourtant, ce merveilleux ne se dandine pas dans sa marche ; il ne tient pas, selon l’usage, la paume de sa main gauche sous une des basques de son habit ; non, car il est pressé ; il court, serpente, zigzague dans les rues sans trottoirs, et franchit par bonds la fétide cavée des ruisseaux. A onze heures, on peut le voir dans la rue du Mont-Blanc, devant la boîte à lettres n° 408, — cinquante minutes plus tard, le voici rue Saint-Antoine, devant la boîte n° 43 :… l’illustre Lépinard, lui-même, l’inlassable « trotteur parisien, » ne se fût pas montré puis ingambe… Mais quel drôle de métier, pour un chasseur à cheval !…

Enfin, il avait « obéi : » enveloppes, placards, capucinades, tout à présent était confié aux délicatesses de la poste… Midi et demi sonnait, — l’heure où l’on dîne, — et Rapatel avait « son rendez-vous bourgeois, » un galant tête-à-tête. Il prit donc sa course vers l’Ile Saint-Louis et le n° 12 du quai de la Liberté. C’est là qu’habitait « l’amie, » la « beauté, » sa bergère…, l’aimable citoyenne Félicie ***.

Dans sa poche, l’amoureux apportait plusieurs exemplaires des libelles.