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vers les débris de son passé, un pèlerinage mélancolique, il nous en a transmis avec un art consommé la pénétrante impression[1].

De semblables ravages sont, nous le verrons, l’œuvre du progrès industriel et de la décadence agricole dans la montagne ; mais, il y a cinquante ans, cette petite communauté alpestre, encore florissante et riche de cent vingt âmes environ, offrait une sorte de retraite, écartée des bruits du monde, un conservatoire naturel où se maintenaient plus aisément qu’ailleurs les mœurs et les traditions du passé. C’est là que naquit notre écrivain, le 31 juillet 1843. Le lendemain, jour de son baptême, étant la fête de Saint-Pierre-ès-liens, l’enfant reçut, selon la coutume montagnarde, le nom de Pierre. Toutefois, au cours de son adolescence, ayant constaté que sa seule paroisse comptait cinq habitans dont l’état civil portait : Pierre Rosegger, il adopta, pour se distinguer de ses homonymes, le prénom singulier de Pétri Kettenfeier — littéralement fête des Chaînes de Pierre — qui est la dénomination liturgique de la solennité du 1er août. Il l’a conservé longtemps, et comme le prénom joue un grand rôle dans la société patriarcale qu’il incarne aux yeux de ses lecteurs, c’est cette sorte de pseudonyme qu’il a rendu célèbre par ses premiers ouvrages, jusqu’à ce que, suffisamment distingué par la renommée, et par son séjour habituel à la ville de ses humbles compatriotes, il eut décidé de revenir à la signature plus bourgeoise de Pierre Rosegger.

Ce fils de cultivateurs a quelque part suivi avec orgueil sa généalogie ascendante jusqu’à la quatrième génération, dans cette ferme Zum Kluppenegger où ses ancêtres menaient la vie libre et digne que nous avons esquissée tout à l’heure[2]. Son grand-père paternel mourut victime d’une de ces rixes sauvages où se laissent trop souvent entraîner les paysans haut-allemands. Il s’y trouva mêlé par pure complaisance pour un parent querelleur et libertin, qui disputait les bonnes grâces d’une Vénus villageoise à un voisin non moins brutal que lui-même ; et, durant la lutte entre les deux partis, Ignace Rosegger se vit piétiner par son propre beau-frère, champion du camp adverse. Il mourut, peu de mois plus tard, des suites de ses blessures sans avoir jamais voulu, dans un beau scrupule chrétien, dénoncer même à ses proches le nom de son meurtrier. On ne connut le

  1. Als ich jung noch war. — Mes ancêtres.
  2. Spaziergaenge in der Heimat.