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de famille responsable, l’exemptait du service militaire. Il dirige un régiment de serviteurs et de servantes qui trouvent en lui les qualités du commandement héréditaire : il maintient par le droit d’aînesse la famille dans son rang séculaire, et les cadets doivent se contenter souvent de demeurer aux gages de leur frère. Des observateurs clairvoyans ont reconnu les mêmes dispositions chez nos paysans de Bretagne : « Dans quelques-unes de nos provinces, dit l’un d’eux[1], le laboureur s’estime de beaucoup meilleur sang et de plus vieille souche que son ancien seigneur. L’orgueil de famille, chez certains paysans, égale aujourd’hui, pour le moins, ce qu’on observe dans la noblesse du moyen âge. En Bretagne, on est encore « étranger » à la troisième génération. Une fille de cultivateur propriétaire se mésallie quand elle épouse un tailleur, un meunier, ou même un fermier à gages, fût-il plus riche qu’elle, et la malédiction paternelle punit souvent ce crime-là. » — Avec des sentimens analogues, on rencontre sous les toits rustiques de la Styrie une politesse traditionnelle, dont les règles compliquées d’humilité feinte font parfois songer à l’étiquette chinoise. Enfin l’honneur de la maison est l’objet d’un culte spécial ; culte qui se traduit le plus souvent, il est vrai, par des agapes gargantuesques, où brillent les talens culinaires de la mère de famille, et la richesse inépuisable de sa chambre aux provisions, mais qu’on retrouve aussi dans l’orgueilleux attachement à la possession de la terre. Qu’un cultivateur s’avise, en effet, d’échanger ses beaux biens au soleil contre un sac de florins, quel qu’en soit le contenu, et, sans transition, voilà cet objet d’estime générale ou d’envie mal déguisée devenu sujet de dédain et matière à risées parmi ces fidèles de la charrue.

Telle est dans ses grands traits la société originale dont il nous fallait offrir une première vue d’ensemble avant d’engager plus avant le lecteur dans l’intimité de son existence, et dans la familiarité de son interprète.


II

On l’a pu pressentir déjà par nos précédentes indications : le fondement moral d’une telle société, c’est la religion ; un rôle prépondérant lui est réservé dans les institutions et dans les

  1. Gobineau, Essai sur l’Inégalité des races, I, 101.