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gens de police perçoivent toujours quelque chose qui les intrigue. L’objet qui l’avait ainsi fait tomber en arrêt semblait pourtant des plus futiles !… Une affiche de théâtre, mais flamboyante, mirifique, et qui sollicitait le regard du passant. Des officiers, des citadins stationnaient devant elle : non moins curieux que ces badauds, le commissaire s’approcha… L’affiche annonçait, pour le 14 prairial, une « représentation à bénéfice. » Désireux d’attirer « aux premières » et au « parquet » de la Comédie tous les dilettanti de la ville, l’entrepreneur du spectacle, un certain Douce, leur servait une nouveauté musicale : l’Irato, du célèbre Méhul. Un grand, grandissime succès parisien, une pièce jouée cinquante fois dans la capitale ! Représentée en pluviôse de l’année précédente, l’amusante bouffonnerie avait remporté, à Favart, un bruyant triomphe. Tous les adeptes du Suprême Bon Ton, — le beau, coiffé en « coup de vent, » et la merveilleuse dévêtue en Cérès, — s’étaient plusieurs mois durant ébaudis devant les burlesques fureurs de l’Emporté. Bonaparte, lui-même, de sa voix blanche et fausse, en avait fredonné les ariettes, et d’aucuns, déjà, les chantonnaient en province… Aussi le mot Irato s’étalait-il, en larges majuscules, au sommet de l’affiche, et, sans doute pour le faire mieux vibrer, l’imprimeur l’avait gratifié d’une faute d’orthographe : il avait composé IRRATO. Le spectacle, du reste, s’annonçait affriolant. Aux cœurs sensibles qui n’aimaient pas les pantalonnades italiennes, le citoyen Doucé offrait de la romance française : l’Enlèvement de l’Amour, opéra « orné d’évolutions militaires, combats, marches et d’une décoration analogue à la pièce… Vingt sols le parquet, trois livres les premières… » Toutefois, ce n’était pas l’annonce des « évolutions militaires » qui attirait, en ce moment, l’attention du commissaire de police. L’œil fixé sur le mot Irrato, il le regardait passionnément. Et il apercevait, coïncidence bizarre, — même il reconnaissait, — l’éraflure, l’encoche signalées tout à l’heure par le serviable Front :… le second des deux R, — la faute d’orthographe, — était piqué de blanc !… Simoneau se pencha sur l’affiche, prit le nom de l’imprimeur, et s’élança vers l’hôtel de la préfecture…

Une demi-heure plus tard, le préfet d’Ille-et-Vilaine savait pertinemment que l’éditeur des libelles n’était pas royaliste, — qu’il était jacobin, — qu’il se nommait Chausseblanche… C’était l’instant où le courrier extraordinaire de Fouché emportait ses instructions.