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davantage. Mais Fouché n’avait pas étudié encore cette ingénuité raisonnante qu’il prétendait mystifier.

Le citoyen préfet Jean-Joseph Mounier pouvait se croire un personnage célèbre. Et, de fait, son nom avait eu son heure de gloire, sa minute de popularité ; mais déjà, en 1802, il n’était plus qu’un souvenir lointain pour l’oublieuse et volage mémoire du peuple de France. Né à Grenoble et fils d’un riche marchand de cette ville, sa famille avait d’abord destiné à l’Eglise le petit Jean-Joseph, neveu de chanoine ; mais l’enfant du drapier François avait préféré la robe de l’avocat à la perruque tapée, au manteau court, au petit collet de messieurs les abbés. Du reste, les écus paternels lui avaient acheté bien vite un titre honorifique : la sinécure de « juge royal. » C’était l’époque où la faveur populaire cajolait les gens de loi, leur attribuait un savoir infaillible, les parait de vertus catoniennes. Instruit et très intègre, le juge royal fut donc envoyé par le Tiers dauphinois aux États généraux de Versailles. Député, et ensuite président de l’Assemblée nationale, Mounier occupa une place d’honneur parmi les vaillans et les sages qui rêvèrent d’établir en France une royauté constitutionnelle, — c’est-à-dire, peut-être, la liberté. Tous les actes de l’Assemblée reçurent de lui une impulsion féconde, et l’on sait avec quelle sérénité de courage il demeura sur son fauteuil de président, lors des ignobles journées d’octobre 1789. « Levez la séance ou trouvez-vous mal ! ricanait Mirabeau… Quarante mille hommes armés arrivent de Paris ! » — « Eh bien, qu’ils nous égorgent ! Les affaires de leur République n’en iront que mieux ! » Il était monarchien, et redoutait la République. Pour lui, comme pour nos Constituans, l’étiquette d’un pareil mot ne recouvrait qu’une tyrannie, — la plus odieuse de toutes : le despotisme irresponsable des multitudes. Aussi, bientôt impopulaire en un pays où l’impopularité est un hommage, il s’était vu contraint d’émigrer. Durant douze années, il avait parcouru la voie douloureuse que suivirent, eux aussi, les Duport et les Lameth, les Montlosier et les Malouet, autres amans désabusés d’une France idéale. Mounier, chargé de famille, dut pratiquer, alors, bien des métiers, — tour à tour précepteur d’un Anglais, publiciste sans lecteurs, maître d’un pensionnat sans élèves. Bafoué, d’ailleurs, par les royalistes intransigeans, insulté par les « Coblentz » à vieilles ou jeunes perruques, l’insolente séquelle du Comte d’Artois : ces messieurs