Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/265

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’y mettre les anarchistes, plus accoutumés à parler aux passions du peuple ; ils auraient parlé, par exemple, de la cherté du pain… De plus, des militaires anarchistes auraient-ils dit que le but de nos guerres avait été la liberté illimitée… Rennes est-il vraiment un foyer d’anarchie ? Faut-il y voir le centre d’une opération aussi étendue, aussi audacieuse ? La ville n’est-elle pas connue, au contraire, pour son royalisme ?… » Évidemment !… La conclusion s’imposait donc d’elle-même : occupez-vous de Georges et découvrez-nous ses complices !… Leur recherche, affirmait Fouché, était facile ; la police, à Paris, les connaissait très bien : des gaillards d’autant plus royalistes qu’ils paraissaient plus jacobins ! Et Desmarets osait prononcer quelques noms : un citoyen Ulliac, « fou patriote, » mais le frère d’un « fou royaliste ; » le substitut Le Minihi, « exalté jacobin, » mais affligé d’une sœur mariée dans la chouannerie ; une dame, Desjourné-Gaillard, tout aussi mal apparentés. Enfin, avec une rare effronterie, il indiquait le chouan Achille Biget comme un brouillon « capable d’avoir travaillé dans l’affaire. » Nous dirons tout à l’heure, quel était cet Achille Biget.

Jamais imagination policière n’avait si bien amalgamé l’odieux avec le ridicule. Sa logique était amusante, et le raisonnement fameux : si ce n’est toi, c’est donc ton frère, y trouvait un magistral emploi. Est-il besoin de dire qu’aucun des malheureux, ainsi réservés aux cachots du Temple, ne soupçonnait l’existence du complot ? Mais Fouché s’inquiétait peu de pareilles bagatelles. Créateur d’un fort beau roman, il venait d’inventer un type inédit de conspirateur : le royaliste-jacobin. Sa formule allait obtenir bientôt un vif succès parmi les roués de son espèce.

Rédigée à la hâte, l’impudente dépêche partit sans retard. Un courrier extraordinaire l’emporta, dans la soirée du 11 prairial.


XIII. — LA TROUVAILLE DE MOUNIER

Fouché, qui se connaissait surtout en coquins, se1 trompait lourdement : très honnête, le préfet d’Ille-et-Vilaine n’était pas un naïf. Si le ministre de la Police eût mieux examiné ces lèvres menues, ce regard profond et narquois, cette frimousse dauphinoise où s’étalait une bonhomie finaude, il se fût méfié