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Vérités ou mensonges, ces rapports inquiétaient Bonaparte. Il attribuait maintenant à un travail du perfide Fouché la sourde résistance que les projets de dictature rencontraient dans le Sénat. Et puis, toute la famille « Napoléone, » — ainsi la nommait Louis XVIII, — détestait le ministre ; Lucien et Joseph, cherchaient à miner son crédit ; Lebrun et Talleyrand venaient à la rescousse : c’était comme une coalition de rancunes ou de haines… Seule, toutefois, Joséphine défendait en pleurant « son cher Fouché, » un « loyal et sincère ami. » Le bon apôtre avait su conquérir ce cœur, à présent en détresse ; il était devenu le confident des jalousies conjugales, le complaisant des absurdes dépenses, le pourvoyeur des trop luxueuses toilettes. L’argent des fonds secrets, celui des jeux publics, servait souvent à payer la couturière et la modiste de la gaspilleuse créole, — les trente-huit chapeaux achetés chaque mois, un « esprit » coûtant huit cents livres, des « hérons » cotés à deux mille francs. Mais le mari qui ne connut jamais ces sortes de services voulait en finir avec un homme qu’il méprisait… Durant les quinze années de sa vie politique, Napoléon désira toujours « en finir » avec Fouché ; il le disgracia, par deux fois, et par deux fois dut le remettre en place ; il l’abreuva d’humiliations, et néanmoins le bourra d’argent, — jusqu’au jour où ce maître accompli en l’art de trahir perpétra, après Waterloo, sa trahison suprême. A vrai dire, Empereur ou bien Consul, le fataliste Bonaparte eut toujours peur de cette toujours souriante incarnation du Mal.

Pourtant, au mois de mai 1802, il ne lui cachait pas son aversion. Le temps n’était plus où Fouché venait, deux fois par jour, travailler avec le Consul ; où, très avant dans la nuit, ils discutaient ensemble sur les choses et sur les hommes. Aujourd’hui, le ministre devait expédier son rapport avant midi ; Bonaparte écoutait méfiant, contrôlait celle police officielle avec les avis de ses propres agens, et, maintes fois, la séance s’achevait par des emportemens et des reproches. Fouché ne souriait plus à ces colères ; dépité, il se faisait moins laborieux, et, par les soirées attiédies de prairial, quittait trop tôt le ministère, pour s’en aller à son château de Pont-Carré. Là, il déversait sa bile « au soin de la famille et de l’amitié, » près de sa très laide compagne, la Nantaise Jeanne-Bonne Coiquaud, une épouse en perpétuel état de grossesse amoureuse ; de leur nichée d’enfans,