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Moreau avait alors au cœur de bien autres soucis qu’une ridicule histoire de captation. Sa vie oisive, son innocence aussi, commençaient à lui peser. Chaque jour, son acariâtre belle-mère le harcelait d’objurgations, et la sentimentale Eugénie, son épouse, soupirait beaucoup trop souvent. Enervé par les fureurs ou par les larmes de ces deux femmes, jalousant lui-même et détestant Bonaparte, le malheureux s’était mis en tête de conspirer. Sous prétexte d’affaires d’intérêt, il venait d’ouvrir avec Barras, en surveillance à Bruxelles, une correspondance ambiguë et périlleuse. L’ancien directeur lui avait récemment vendu le château de Grosbois, et le prix d’achat n’en était qu’en partie soldé. Des lettres s’échangeaient donc, nombreuses, entre le débiteur et le créancier : belle occasion, vraiment, pour essayer quelque manigance ! Barras était, pourtant, un être tombé dans le mépris public ; mais l’ingénu Moreau supposait un reste d’influence à ce vaniteux, indolent et vénal personnage. Une cousine du vicomte régicide, « merveilleuse » aux jours de l’an V, la citoyenne de Montpezat, servait surtout d’intermédiaire… Jadis, cette femme avait trôné dans les salons du Luxembourg, et ses filles y avaient joué les princesses ; mais, réduite maintenant à tenir une agence de « radiation, » elle s’enrageait contre le Bonaparte. Dans son appartement, rue de La Ville-l’Evêque, on cabalait et l’on complotait… Un grand ami de Bernadotte, le citoyen Rousselin-Corbeau, homme d’esprit et d’entregent, y fréquentait, très assidu, pour s’en aller ensuite rue d’Anjou, à l’hôtel qu’habitait Moreau… De plus, un louche entremetteur, figaro de tous les métiers, tour à tour curé, riz-pain-sel, policier, publiciste, diplomate, secrétaire de préfecture, et à présent redevenu abbé, — le Limousin David avait circonvenu le trop naïf Breton. Courtier d’intrigues politiques, ce dangereux brouillon déjeunait souvent à Grosbois, et, charmé par ses flagorneries ; « le fameux capitaine » lui prêtait une oreille complaisante… Mais il y avait pis encore. En ce moment, un émissaire anglais, ce mauvais drôle de Fauche-Borel, bouclait à Londres sa valise, s’apprêtant à partir pour Paris. L’insigne fripon allait emporter des instructions secrètes : s’aboucher avec Moreau, lui faire d’alléchantes promesses et machiner une affaire d’où sortirait peut-être une révolution. En dépit de la paix d’Amiens, le ministère Addington conspirait contre Bonaparte ; la trame du sinistre complot de Georges, cette chose tissue de tant de