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où, sous les peintures de Jouvenet et de Coypel, tant de puissans robins, présidens, conseillers, gens du Roi, étalaient la toge purpurine, le mortier, le chaperon, la perruque à marteaux. Détruit, émigré, « raccourci » tout cela ! Un simple Tribunal d’appel remplaçait à présent la cour souveraine ; mais ses trente-deux Catons en habits noirs et chapeaux à panaches n’avaient pu supplanter les Messieurs à hermines. Aussi le quartier du ci-devant Palais, où s’agitait jadis tout un peuple d’avocats, de procureurs, d’huissiers à verge, de bazochiens portant le sac, s’était fait à peu près désert ; maisons et logemens s’y louaient mal ; et sur la place Egalité l’herbe poussait à l’aise autour du piédestal d’où les mains patriotes avaient jeté bas le tyran Louis XIV. L’horreur d’une telle désolation pesait, d’ailleurs, sur la cité entière ; partout la ruine, la misère partout : l’Une et Indivisible, ses généraux, ses proconsuls, sa guillotine avaient passé par là. Ayant vécu longtemps la vie de ses Messieurs, « l’illustre ville et vicomte de Rennes » se mourait de leur mort : au recensement de l’an IX, à peine contenait-elle vingt-six mille habitans.

Or, au numéro 5 de la place du Palais, sous le cintre de la porte d’entrée, on lisait, en 1802, l’enseigne suivante : Journal du Nord-Ouest de la République française. — Imprimerie Chausse-blanche.

C’était un bien digne homme, le citoyen Michel Chausse-blanche, — fort apprécié, à Rennes, pour ses vertus domestiques, bien réputé aussi pour sa droiture dans les affaires. Propriétaire d’une imprimerie depuis l’an II, il se disait issu d’une très vieille bourgeoisie, et de fait, son nom bizarre, à tournure romantique, proclamait l’ancienneté de sa famille. Naguère, aux temps de la Convention, Chausseblanche avait connu des jours de gloire, sinon de prospérité. Il occupait alors, lui et ses presses, l’hôtel de Caradeuc, maison de robin confisquée, bien national dont le district lui avait accordé la jouissance. Rédigeant un journal patriote, il était en outre l’imprimeur officiel de l’Administration départementale. Mais la prose trop souvent prodiguée du directoire d’Ille-et-Vilaine n’avait guère argenté le cher homme ; travaillant à crédit, il avait toujours reçu plus de promesses que d’assignats : « La République est pauvre, citoyen ; elle sera riche, un jour : de la patience et du civisme ! » Il avait donc montré du civisme, tant et tant, qu’en germinal an VIII, le Trésor lui