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imprudent de réaliser la menace et d’en imposer les risques aux travailleurs. Tel était le sentiment de M. Basly, par exemple, et de M. Lamendin, si influens dans la région du Nord : ils ont certainement contribué pour beaucoup à empêcher la grève générale d’éclater dès l’année dernière, en laissant entendre que, si elle était votée, ils ne s’y soumettraient pas. En même temps, M. Jaurès publiait une série d’articles dans lesquels il s’efforçait de dissiper les illusions des ouvriers sur l’efficacité d’un instrument de guerre qu’on leur avait dépeint comme tout-puissant. Mais sa voix était peu écoutée, et les ouvriers restaient dans leur for intérieur convaincus que la grève générale serait, lorsqu’ils la proclameraient, d’un effet irrésistible. Pour beaucoup d’entre eux, c’était la Révolution qui devait bouleverser tout le monde social d’aujourd’hui ; pour tous, c’était un ultimatum formidable devant lequel tout devait plier. On le leur avait dit si souvent, qu’ils avaient fini par le croire aveuglément. Les habiles parmi eux, ou parmi leurs meneurs, se servaient de la grève comme d’un épouvantail pour effrayer les pouvoirs publics, solliciter leur intervention dans les conflits du capital et du travail, et arracher aux compagnies minières quelques concessions nouvelles. Mais ils sentaient bien que, le jour où ils exécuteraient leur menace, ils brûleraient leurs dernières cartouches et se désarmeraient pour toujours. Les autres, d’esprit plus simple, ne comprenaient rien à ces atermoiemens. Puisqu’on pouvait, pensaient-ils, tout terminer d’un seul coup, pourquoi ne pas le faire ? Il y aurait peut-être quelques jours d’épreuve plus ou moins pénibles à traverser, mais aussi le but serait pleinement atteint et les travailleurs verraient enfin l’ensemble de leurs revendications triompher. Ils avaient dressé, ou on avait dressé pour eux le programme complet de ces revendications, qui se composait d’un minimum de salaires à fixer pour toute la surface du territoire, de la journée de huit heures également imposée partout, et enfin d’une retraite de 2 francs par jour, accordée à tous les travailleurs après trente années de travail dans les mines, et à cinquante ans d’âge. Il y avait bien encore quelques autres revendications, mais elles étaient moins importantes, et la grève générale devait leur en assurer par surcroît le bénéfice. Il fallait donc la proclamer sans tarder davantage ; et plus les ouvriers comparaient la médiocrité des avantages qu’ils avaient obtenus par d’autres procédés à l’immensité de ceux que la grève générale devait leur assurer en bloc, moins ils comprenaient les hésitations, la timidité, la pusillanimité de leurs chefs.

Il en est du monde du travail comme de quelques autres.