Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/95

Cette page n’a pas encore été corrigée

LES dp:lix vies. 89 au mess, sans l’aini ; le milieu lui parut vulgaire, les plaisanteries idiotes; il avait lair si sombre qu’on le laissa tranquille. 11 sortit, erra par les rues jusqu’à minuit, de la ville haute au quartier bas, s’accoudant au pont sur la Meuse, remontant, par les ruelles escarpées, jusqu’aux vieux arbres de la promenade. Il contemplait de haut la rivière, le sombre décor bleuâtre ; des étoiles scintillaient d’un feu blanc. Il marchait depuis des heures ; une désolation se mêlait à sa lassitude, sa fièvre tomba et une idée le poursuivait: <( Mais Gabrielle pourrait être à moi, si elle le voulait... » Sa délicatesse se révolta : « L’exposer, elle qui m’est plus chère que la vie, à des soupçons, à des doutes, lui causer la plus légère humiliation, ou la plus affreuse, moi, son Charlie ! » Il sentait bien que ses camarades eussent raillé sa délicatesse, qu’un ami intime lui eût dit : « Vous ne relevez que de votre conscience et de votre religion : ce que vous ferez ne regarde que vous deux et sera bien. » Non, ce serait mal ! Son éducation catholique, son dégoût du péché, son éloignement de la chair, ses principes arrêtés sur la discipline sociale, enfin sa concep- tion très haute de l’honneur lui criaient : Halte-là ! Il y a des femmes dont on ne peut faire sa maîtresse. Il ne la concevait pas sans les respects du monde. L’en priver, serait la faire dé- choir. 11 n’y consentait pas. Cependant ia jeunesse, comprimée par l’éducation sévère, s’enflammait. Quel rêve plus enivrant : une vie d’amour et, s’il plaisait à Dieu, une mort de soldat ! Gomme Gabrielle l’eût aidé, soutenu, dans son labeur quotidien d’officier, la grave, la patiente éducation de ces (( hommes, » à qui il falhtit apprendre pourquoi ils servaient leur pays, et comment, pour la défense du sol, la sauvegarde de la race, ils sauraient mourir ! Des heures encore, le froid salubre, l’acre brume de l’aube, puis un pâle ondoiement vers l’Est. Qu’il était loin de ce jour où, à toute vitesse, ivre d’aurore, de Bouvières à Aygues-Vives, sa voiturette trépidante l’emportait vers le soleil ! Ah ! le vertige de cet instant où il allait à l’inconnu ! Il se réveillait dans la tristesse affreuse de ce grisâtre lever de jour ; quelque chose de nouveau, de rude et d’amer s’ouvrait devant lui, et cela s’appe- lait: le devoir. La diane chantait dans les casernes ; il regagna en hâte son logis, où Jacquet sellait Algarve pour la manœuvre.