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mieux me tenir les jambes et les bras croisés dans l’appartement de Madame et de Mademoiselle et perdre gaiement deux ou trois heures à les plaisanter sur tout ce qu’elles disent et qu’elles font. Quand je les ai bien impatientées, je trouve qu’il est tard pour se mettre à l’ouvrage, je m’habille et m’en vais. Où ? Ma foi, je n’en sais rien : quelquefois chez Naigeon ou chez Damilaville. » Il a une fille dont il raffole, comme c’est assez la coutume des pères ; il se plaît à causer avec elle, l’emmène promener, s’occupe de lui former les idées, d’après une méthode qui nous paraît très choquante, mais qui dénote toute la tendresse et les plus pures intentions dont le philosophe fût capable. Il a une maîtresse qui, lorsqu’il atteignait les quarante-deux ans, lui a révélé l’amour, dont il est resté depuis lors l’amant passionné et fidèle, et à laquelle va le meilleur de son temps et de ses pensées. C’est à elle qu’il songe en écrivant, et elle lui tient très bien lieu de public : « Mesdames et bonnes amies. Oh ! qu’il fait chaud ! Il semble que je vous voie toutes trois en chemise de bain… Mais savez-vous mon grand chagrin ? C’est de n’avoir personne à qui lire une foule de petits papiers délicieux. Comme cela vous amuserait et comme l’espérance de vous amuser me soutiendrait dans mon travail ! A l’occasion d’un poème médiocre intitulé Narcisse, j’en ai fait un papier job : pour la naïveté, la chaleur et les idées voluptueuses. » Au surplus, à cette date de 1769 ou nous sommes, il éprouve une certaine fatigue, il ne retrouve plus sa verve de jadis, et craint que l’imagination chez lui ne se soit refroidie. « Soyez bien convaincue qu’un poète qui devient paresseux fait fort bien de l’être ; et, quel que soit son prétexte, la vraie raison de sa répugnance, c’est que le talent l’abandonne ; c’est comme un vieillard qui ne se soucie plus de courir… Puisque je me plais tant à lire les ouvrages des autres, c’est qu’apparemment le temps d’en faire est passé. » Diderot a des amis chez qui il peut à son gré se donner des indigestions de bavardage et de mangeaille : il villégiature à loisir, au Grandval, à la Chevrette, à la Briche. Il est le protégé d’une impératrice, et ne manque pas de faire chaque jour ses dévotions à son buste parce qu’elle lui a donné soixante mille francs. Il est en paix avec le pouvoir. Il trouve que décidément la vie est bonne et qu’une société où l’on s’est ménagé une si agréable place n’est pas trop mal faite. À quoi bon troubler cette quiétude ? Diderot n’a pas cette ardeur de prosélytisme, qui fait qu’un homme sacrifie au triomphe de ses idées son propre repos. Il n’a pas ce démon artistique, qui fait qu’un écrivain a besoin de rester jusqu’au bout en communication avec le public et de voir ses écrits prendre vie et faire leur chemin parmi les hommes. S’il écrit encore,