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Comment expliquer enfin le retard apporté par Naigeon à publier quelques-uns des manuscrits qu’il prétend avoir eus en sa possession ? Faut-il croire qu’il ait été découragé par le peu de succès obtenu par l’édition de 1798 ? Répugnait-il à publier des ouvrages dont le caractère ne fût pas exclusivement philosophique ? Ou peut-être croyait-il pouvoir se défaire plus avantageusement de ces papiers en les vendant à des libraires étrangers ? C’est ce que donnerait à croire une lettre de Mme de Villeneuve, sœur de Naigeon, qui en 1810, au lendemain de la mort de son frère, écrivait à Mme de Vandeul pour lui offrir de reprendre des copies ou manuscrits des ouvrages de Diderot : « Des personnes qui connaissent ma position m’ont assuré que je placerais ces manuscrits avec avantage chez des libraires étrangers ; mais sachant tout le respect que vous portez à la mémoire d’un père qui vous chérissait, j’ai cru que vous saisiriez une occasion de posséder des ouvrages dont l’impression pourrait troubler votre tranquillité. » Et il est bien vrai qu’il se fait en Allemagne un étrange commerce autour des papiers de Diderot. C’est en Allemagne que paraissent les Mémoires de Mme  de Vandeul, avant de paraître en France. C’est en Allemagne qu’on avait pu lire Jacob und sein Herr avant qu’on eût connaissance en France de Jacques le Fataliste. C’est de même en Allemagne qu’il est parlé pour la première fois du Neveu de Rameau, et l’odyssée de ce roman est curieuse entre toutes. « À la fin de 1804, écrit Goethe, Schiller m’apprit qu’il avait entre les mains un manuscrit encore inédit et resté inconnu d’un dialogue de Diderot, intitulé le Neveu de Rameau. Il me dit que M. Goschen avait l’intention de le faire imprimer, mais que d’abord, afin d’exciter plus vivement la curiosité publique, il se proposait d’en publier une traduction en allemand. On me confia ce travail, et comme, depuis longtemps, j’avais un grand respect pour l’auteur, je m’en chargeai volontiers. » La traduction de Goethe ne réussit pas auprès du public allemand et Goschen ne publia jamais l’original. En 1821, le Neveu paraît enfin à Paris ! Seulement, au lieu du texte de Diderot, ce qu’on donnait aux lecteurs français n’était qu’une traduction de l’allemand. Deux faussaires, de Saur et de Saint-Geniès, avaient tout bonnement traduit la traduction de Gœthe. Obligé d’avouer sa supercherie, lorsque paraît un nouveau texte imprimé par l’éditeur Brière sur une copie qu’il disait avoir reçue de Mme  de Vandeul, de Saur ne se tient pas pour battu et somme Brière de présenter l’autographe de Diderot. Brière gémit : « Le méchant sait bien que cet autographe envoyé au prince de Saxe-Gotha ou au prince Henri de Prusse a été détruit ! » Or cet autographe n’avait pas été détruit, puisqu’il a été