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LES DEUX VIES. 87 solliciteur ou un greffier attardé ; tous les rouages étaient suspen- dus, la machine à paroles arrêtée, le grand brouhaha s’était tu. Quand M Herbelot sut rajournement, il se convainquit de la prévention inconsciente du Président. Secondé par des auxi- liaires tels que Sépale et Tartre, Le Hagre se défendrait sans merci. Il fit la moue et claqua des lèvres. Mais Francine, dans son angoisse vibrante, et tant le culte de la vérité et de la justice lui tenait au cœur, ne voyait pas au delà de la minute présente. Et cependant, c’est avec une secrète terreur qu’elle se sentait prise dans l’engrenage, et qu’elle écou- tait se perdre le bruit faible de son pas, dans l’immense salle des Pas-Perdus. IV Quand Gharlie reçut la réponse de M"^ Favié, le noïi irrévo- cable, il venait de descendre de cheval, au quartier. Il lut la lettre un peu à l’écart et la remit dans son portefeuille avec lenteur : il voyait les derniers chevaux de l’escadron rentrer aux écuries; une trompette sonnait au sous-officier de semaine, des moineaux picoraient, l’air était vif. — Pas de mauvaises nouvelles? lui demanda le lieutenant de Cometroy, en train d’allumer une cigarette. — Pourquoi? demanda Gharlie d’un ton et d’un air qui arrê- taient court l’intérêt. — Vous êtes pâle comme un mort, mon cher! Hors du quartier, un étourdissement le prit. Il réagissait, salua machinalement un commandant qui passait. Son désespoir était sans bornes : ne pas posséder Gabrielle, ne pas l’épouser, — il ne séparait pas ces idées, — jamais il ne s’y résignerait. Il éprouvait une telle détresse qu’il se vit prenant son revolver d’ordonnance et se le déchargeant dans la tempe. Mais les senti- mens religieux, l’honneur! 11 fallait se montrer un homme!... Ah! comme il souffrait!... Jamais il ne l’avait tant aimée: elle fulgurait d’un éclat indicible; dans le rythme de sa robe ondu- laient les séductions de la femme éternelle. Les saintes de lé- gendes, les grandes amoureuses dont la cendre brûle après tant d’années, et qu’adolescent on regrette de n’avoir pas connues, les héroïnes des romans reflétaient en elle leur image; toutes s’identifiaient à la profondeur de son âme et à la mélancolie de