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soixantaine de Russes dont beaucoup de juives. Elles se sont divisées en deux groupes de trente, chacune d’elles faisant la cuisine une fois par semaine, tandis qu’une autre sert à table. Un local composé d’une bibliothèque et d’une salle à manger est loué à frais communs ; elles logent éparses en ville dans de petites chambres. A midi, on dîne ensemble, fidèles à la cuisine russe. Un seul repas par jour. La famille de cette jeune fille habite la Russie et la laisse avec confiance livrée à elle-même. Elle se partage entre la science et le chant. Choisir ? Pourquoi ? Elle prétend réussir en tout. Avec ses camarades de l’autre sexe aucune coquetterie. Toutes celles que j’ai vues sont ainsi. Et la différence frappante sur ce chapitre entre l’Amérique et la Russie, c’est qu’en Russie les hommes ne sont nullement prosternés devant les femmes ; des égales, des camarades, rien de plus.

Dans les universités russes, où les deux sexes sont séparés, il n’y en a pas moins entre eux et elles une solidarité étroite. Lors de la manifestation si violemment réprimée à Saint-Pétersbourg sur la place de Kazan, les étudiantes étaient présentes, auprès des étudians. Le récit de cette affreuse journée m’a été fait par l’une des manifestantes. Elle se trouvait, sur les marches de l’église, la foule au-dessous brutalement refoulée par la police. Quand les Cosaques chargèrent, ce fut un écrasement, une panique, des cris d’angoisse et de fureur. A quelques pas d’elle, évanoui dans son manteau, un étudiant était assommé à tour de bras par trois Cosaques. Elle s’élance, indignée, leur fait honte. L’un d’eux s’arrête, les deux autres se tournent contre elle et elle se sent frappée à la tête par la terrible nagaïka, puis sur les bras, sur les épaules. On l’arrête avec beaucoup d’autres, on l’entraîne jusque dans la cour du bureau de police. Là, ils ont attendu des heures. Le soir seulement, un peu de nourriture leur fut donnée. Interrogatoire pour la forme, quinze jours de prison, puis l’exil en province ; on leur permit généralement de choisir le lieu de leur résidence. Elle a choisi la ville dont sa famille est originaire, où elle est avantageusement connue et peut trouver quelques leçons.

Celle qui me raconte ces choses est une toute jeune et très jolie personne, petite, mince, le profil légèrement aquilin, de grands yeux gris tristes et candides, les cheveux coupés courts, en toilette plus que simple. Elle parle bien le français, d’une voix lente aux intonations un peu plaintives. Son désir serait d’aller à