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zemstvo dans une ville de province, mais ces places ayant été depuis réservées aux hommes, elle s’est donnée tout entière à la clientèle libre, ce qui l’oblige, dans les campagnes, aux voyages les plus longs et les plus fatigans. Elle parle couramment le petit-russien et est adorée des paysans qu’elle traite avec une cordialité familière. Sa vocation remonte au temps où les parens s’opposaient généralement à de pareilles velléités. Les siens, chargés de famille, lui avaient donné le spectacle d’un de ces ménages où la gêne produit des mésintelligences et elle s’était juré, presque enfant, que jamais elle ne serait dépendante d’aucun homme. Cette résolution était le premier pas vers une carrière quelconque. Mais comment y arriver ? Tous les sacrifices étaient faits au profit de ses frères. Quand elle parla d’étudier la médecine, ce fut d’abord un tolle. Puis le père s’aperçut peu à peu que ses fils étaient passablement paresseux tandis que sa fille promettait d’être une personne capable de se débrouiller dans la vie. Il la conduisit lui-même à Pétersbourg et lui fit une pension dans la faible mesure de ses moyens. Comme la plupart des étudians des deux sexes, elle donnait quelques leçons pour ajouter à ses ressources. Vie passablement dure, en somme, me disait-elle, mais tout le reste était si bien… Les professeurs, les camarades parfaits ! Une fois docteur, elle réalisa son idéal, qui était de se dévouer à qui avait besoin d’elle. Il va sans dire qu’elle soigne gratuitement les pauvres, elle ne veut rien recevoir non plus de ses amis et, comme tout le monde dans le district est de ses amis, on ne sait comment elle trouve non seulement le moyen de vivre, mais encore de soutenir les siens. Les frères n’ont pas réussi comme elle ; ils sont chargés d’enfans ; elle doit songer au mariage de celle-ci, à l’école de celui-là. Aussi est-elle restée célibataire. Elle s’interdit la politique, tout en ayant l’esprit libéral. Au milieu de ses confrères libres penseurs, elle a gardé la foi. Type sympathique et attachant d’une créature parfaitement saine qui ne voit en ce monde que le devoir immédiat, comme le veut Tolstoï, et suit son chemin sans broncher. L’optimisme et la gaîté se dégagent d’elle, communicatifs et bienfaisans : peut-être a-t-elle moins d’idées générales que quelques-unes, mais elle a aussi moins de rêves. Elle ne fait aucune propagande ; elle s’acquitte de son métier. Par excellence, elle mérite l’épithète de maladietz, vaillante.