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fois plus souple et plus mystérieuse, le mot de charme semble fait pour sa physionomie mobile et caressante ; elle a beaucoup moins conscience d’elle-même et beaucoup plus d’imagination ; elle garde dans toutes les professions, même les plus viriles, ce naturel qui préserve du pédantisme et d’une attitude autoritaire. On se rappelle le geste naïf de Sophie Kovalevsky tout heureuse d’avoir résolu les problèmes qu’à l’Université de Berlin le professeur Weierstrass donnait aux élèves les plus forts de son cours. Elle enleva vivement son chapeau, d’où s’échappa une chevelure bouclée ; ses grands yeux un peu myopes, ses yeux de couleur changeante, si expressifs, si passionnément interrogateurs, brillaient de plaisir ; elle rougit, et le vieux professeur, « le père de l’analyse mathématique moderne, » se sentit ému pour cette femme enfant d’une paternelle tendresse. Quoiqu’elle s’habillât avec l’excessive négligence que beaucoup d’étudiantes russes se sont fait un devoir d’imiter, la touchante et piquante Sonia séduisit toujours les hommes comme les femmes par sa grâce où l’enjouement se mêlait à la rêverie ; on ne voyait en elle rien qui permît de deviner ce monstre : un professeur de mathématiques féminin, célèbre en Allemagne, en Suède, en France, autant qu’en Russie. Ses travaux ardus ne chassèrent de sa vie ni le caprice, ni la passion, ni la douleur ; à treize ans : elle fut amoureuse de Dostoïevsky, trois fois plus âgé qu’elle et qui avait rapporté de son horrible exil des attaques d’épilepsie ; à dix-sept ans, elle fit un mariage fictif pour fuir la maison paternelle et pouvoir étudier dans les Universités étrangères. Timide et hardie à la fois, inexpérimentée en tout, distraite jusqu’au ridicule, incapable de vivre sans appui, prête à détester la vocation qui l’empêchait d’être aimée, — son humeur jalouse et ardente le lui faisait croire du moins, — elle resta, cette petite femme que la louange universelle élevait au-dessus des autres, secrètement absorbée dans le drame poignant de sa propre vie.

Ceci n’a rien d’américain. Même quand elles sont hommes par la volonté, le savoir et le courage, les Russes les mieux douées n’ont aucun esprit d’organisation, aucune sagesse pratique, de même qu’elles n’écartent jamais systématiquement de leur vie l’amour et le mariage. L’habitude d’une oppression qui n’est pas celle de leur sexe, mais l’oppression de tout le peuple dont elles font partie, a étouffé en elles ce genre de spontanéité qu’on appelle communément la franchise, et elles ont vu tant