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Est-ce que le préfet s’incline ? Le ministre l’arrangerait bien ! Il prend un arrêté de conflit, et me voilà renvoyé devant qui ? devant le Tribunal des conflits, présidé, non pas honorairement, mais effectivement, par le garde des sceaux, qui me renvoie où ? — où il veut, — mais il peut me renvoyer, et c’est ce qu’il fera le plus souvent, devant le Conseil d’Etat.

Là, devant le Conseil d’Etat, je ne dis pas que je ne trouve point de juges ; et tous ceux, au contraire, qui ont participé, à quelque titre que ce soit, aux travaux du Conseil, s’empressent de lui rendre hommage ; les jurisconsultes louent volontiers la fermeté de sa jurisprudence ; et il n’est pas jusqu’à son indépendance dont on ne dise grand bien. Cette indépendance pourtant n’est garantie que par une demi-inamovibilité. Les conseillers d’Etat, d’après la loi de 1872, « ne peuvent être révoqués que par décret rendu en conseil des ministres ; » mais enfin ils peuvent l’être ; et je veux bien que cela ne se soit jamais vu ; mais enfin cela pourrait se voir : tout se voit, et depuis quelque temps nous voyons ce qu’on n’avait pas encore vu…

L’épithète de « monstrueuse » appliquée à la juridiction administrative du Conseil d’Etat est sans doute un peu grosse : il suffit d’ « exceptionnelle. » Il suffit de dire que la juridiction administrative du Conseil d’Etat est une justice d’exception, de le dire, de le répéter, et de la vouer au sort des justices d’exception, qui toutes sont allées et vont se restreignant et s’éteignant. Lui-même, par rapport à ce qu’il était quand il était le Conseil du Roi, le Conseil d’Etat a perdu beaucoup de ses attributions judiciaires, car ce n’était pas seulement en matière administrative qu’il avait autrefois une juridiction. Il n’a retenu que le contentieux, qui, il est vrai, a pullulé, a poussé rameaux et brindilles, s’est embroussaillé, a couvert le champ d’une végétation folle, où l’on s’égare et l’on s’empêtre… Et c’est, nous l’avouons, notre grand grief contre la juridiction administrative du Conseil d’Etat : tandis qu’on le fait ergoter comme une assemblée de vieux procureurs sur des points de droit aussi menus et aigus que des pointes d’aiguille, tandis qu’on lui fait trancher une multitude de cas dont on ne sait combien sont des bagatelles et pourraient être décidés par un juge de paix, pendant ce temps-là, il n’existe pour ainsi dire point comme Conseil d’Etat : le gouvernement ne lui demande un avis que lorsqu’il s’est mis dans un embarras inextricable et pour lui faire partager le poids d’une situation