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pays de la fièvre jaune et leurs tombes inglorieuses. Premier convoi seulement, car, dans les eaux de la Penfeld, les vaisseaux de ligne et les frégates aménagées en flûtes attendaient de nouveaux bataillons.

À cette nouvelle, de Vannes à Saint-Servan, un frisson de colère agita les chambrées. Déjà fort mécontens, officiers et soldats s’exaspérèrent. Un mot, — ce mot, hélas ! si souvent répété dans l’histoire de notre malheureuse France : « déportation » — courut de bouche en bouche. « Le Corse a peur de nous, et nous déporte ! » Il fallut, cependant, obéir, et s’acheminer vers l’arsenal de Brest. Alors, une effrayante désertion ; au long du chemin, escouades et pelotons s’émiettèrent : à la caserne de Recouvrance, plus d’un quart de ces condamnés manquait à l’appel. Mais Bonaparte avait prescrit de combler les vides : 1 500 hommes, prélevés à nouveau, sur l’armée de Bretagne… Il continuait à épurer.

Un régiment, toutefois, la 82e demi-brigade, était demeuré intact, en sa garnison de Rennes. Le Consul, il est vrai, l’avait tout d’abord désigné pour l’embarquement ; mais Bernadotte s’était aussitôt entremis : «… Ce corps, mon général, se trouve hors d’état d’être employé utilement ; il a le plus grand besoin de rester réuni et surveillé pendant quelques mois… » Durant quelques mois ? — soit ! Et la 82e avait été laissée tranquille, an quartier militaire de Saint-Cyr.


III. — LA 82e DEMI-BRIGADE

C’était pourtant la plus indisciplinée comme la plus mal tenue des neuf demi-brigades d’infanterie, casernées en Bretagne. Formée en 1791, avec l’ancien Saintonge, — le régiment à la croix blanche cantonnée de gueules et de sable, de sinople et d’or, — cette 82e s’était très vite acquis de glorieux quartiers de noblesse plébéienne : au siège de Mayence, elle avait « bien mérité de la patrie. » Mais un séjour prolongé au pays des Chouans avait détruit chez cette vaillante ses rares vertus de chevalerie et d’abnégation. Durant plusieurs années, courant de la Manche à la Loire, fouillant la bruyère et la chênaie, la brande et la montagne, pourchassant les gars royaux, les rampans des loges et autres loups de la nuit, elle s’était faite aussi féroce que ces féroces « égorge-bleus. » Au contact du brigand,