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si Bonaparte venait de créer une France nouvelle, Cambacérès l’avait su façonner… Mais il manquait à cet homme ce qui fait un grand homme : le caractère. Dans sa vie politique, Cambacérès eut toujours peur : peur de Danton, de Saint-Just, de Robespierre de Barras même, et aujourd’hui Bonaparte faisait plier ce faible, épouvantait ce timoré. Et puis, voluptueux, par trop épicurien, s’attardant aux plantureux repas, inventant des recettes de cuisine, courant les amours faciles et parfois dégradantes. Le peuple de Paris ne le respectait pas ; on le trouvait burlesque ; on le croyait vicieux : « Monsieur de la perruque ; le chevalier de la manchette. » On le bafouait en plein théâtre, et quand, par les après-midi printaniers, escorté du fidèle d’Aigrefeuille, il s’en allait baguenauder au ci-devant Palais-Royal, lorgnant les filles, lorgné par elles, et s’amusant de leurs ébats, — les boutiquiers de la galerie de Quiberon se mettaient sur leurs portes, et des troupes de garnemens suivaient en ricanant l’obèse galantin. Bonaparte estimait son savoir, mais se gaussait de ses travers et méprisait sa poltronnerie. Second personnage dans l’Etat, Cambacérès, avec sa belle intelligence, aurait dû accomplir beaucoup de bien, assagir l’ambition du Premier Consul, refréner ses audaces, barrer la route à la dictature, conserver à la misérable France un peu de cette liberté si cruellement conquise, laisser enfin dans notre histoire un nom populaire ou révéré. Mais de lui que reste-t-il ? A peine un souvenir ; pas même une mémoire. Il aurait pu devenir un grand citoyen ; il préféra toujours rester un gros fonctionnaire.

«… Vive Bonaparte ! » et pas un cri pour les deux comparses… Un célèbre portrait du peintre Gros a reproduit, de façon saisissante, les traits du Napoléon de 1802. Sous l’azur d’un ciel s’étalant sans nuages — toute une allégorie, — vêtu de rouge, de sa « pourpre consulaire, » monté sur Désiré, le cheval blanc qui piaffe et se ramasse, Bonaparte passe en revue sa garde et converse avec ses grenadiers. La tête n’est plus celle qu’Alessi dessinait avant Castiglione, et crue peignit Guérin, après Léoben : maigre et osseuse, exprimant par des yeux de flamme toutes les agitations d’une âme en tourmente. Les joues s’épanouissent ; l’ovale de la figure est plus régulier ; mais le teint a conservé sa verdeur maladive, le souvenir de cette gale attrapée devant Toulon, à la batterie des « Hommes sans peur. » L’hirsute et flottante crinière du porte-drapeau d’Arcole a disparu ; les