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caves, aux lèvres pincées, au teint blême, aux paupières éraillées, aux yeux injectés de sang : Joseph Fouché. Nippé d’un habit de cour, il s’en allait à Notre-Dame entendre la messe et chanter son Te Deum, le défroqué de Juilly, l’oratorien athée, l’homme « du sommeil éternel, » l’adorateur de la déesse Raison ! Le cynisme d’un pareil spectacle aurait dû exciter le rire, provoquer les sifflets. Mais non ; cinq années de Directoire avaient desséché dans les cœurs toute morale, étouffé tout mépris. Ministre de la police, Fouché n’indignait pas : il faisait peur. Et puis, la gloire du Premier Consul semblait se déverser, purifiante, sur son gouvernement tout entier…

Midi !… À cette heure, d’après le programme officiel, le Premier Consul aurait dû faire son entrée à Notre-Dame : il n’avait pas encore quitté les Tuileries… Par les rues étriquées, le sinueux cortège s’allongeait, se déroulait sans fin… Le corps diplomatique !… Il était là, au grand complet, mais mortifié et mécontent. Déjà le dur vouloir de Napoléon pesait lourdement sur les rois, et l’Europe commençait à connaître les humiliations du vasselage. Bonaparte avait exigé que les ambassadeurs lui fissent conduite, qu’ils figurassent dans son escorte. Grave infraction à l’étiquette ! — et l’Autrichien Cobenzl, l’homme de la forme, s’était indigné. Durant trois jours, toutes les Excellences avaient discuté, protesté, parlé des traditions ou des usages, invoqué la majesté des trônes. « Eh quoi, invités à la fête par simple lettre d’un préfet du palais ! Les prenait-on pour des fonctionnaires, des employés, des figurans de la République ?… Ils n’iraient pas ! » Plaisante rébellion, matée bien vite. Ils s’en étaient allés, à cette « mascarade, » même avec les écussons de leurs empereurs ou de leurs rois, — et aujourd’hui les blasons des Habsbourg, des Romanoff, des Hohenzollern, des Bragance, des Bourbon d’Espagne précédaient, en sa marche triomphale, le fils de la Révolution, parvenu de la Fortune, mais favori de la Victoire…

… Et toujours des carrosses, encore et toujours des soldats : les équipages à six chevaux des deux « petits consuls, » que suivaient des mamelouks…[1]. Lebrun ni Cambacérès ne se

  1. La plupart des historiens, qui ont sommairement décrit la cérémonie du 28 germinal an X, ont commis une erreur. Trompés par la rédaction ambiguë de certains journaux, ils font défiler Lebrun et Cambacérès dans leurs voitures avant Bonaparte. C’est inexact. Les trois Consuls — « le Gouvernement » — se trouvaient réunis dans le même carrosse. L’ambassadeur d’Autriche, Philippe de Cobenzl, est formel à cet égard : «… Enfin, écrit-il à Coloredo, arriva la voiture des Consuls, à huit chevaux, dans laquelle se trouvaient les Trois Consuls. » Le ministre des Relations extérieures de la République italienne, résidant à Paris, Marescalchi, est tout aussi affirmatif : « La livrée des Consuls était verte aux galons d’or. » Seul Bonaparte avait choisi le vert, sa future couleur impériale : les trois consuls se trouvaient donc dans le même équipage.