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présentaient une choquante disparate et d’âges, et de tournures, — ceux-ci déjà vieux ; ceux-là tout jeunes : des « nageoires » grises et des blancs-becs…

Depuis quelque temps, en effet, la dure main du Premier Consul, épurant son armée, en expulsait les jacobins : la mise en réforme sévissait sans pitié. Vexatoires, parfois très injustes, ces mesures jetaient la dissension dans les casernes, créaient entre camarades la méfiance et la haine. Les promus de l’an II ne choyaient guère les parvenus de l’an IX ; on échangeait à la pension des propos aigres-doux, et souvent une insulte amenait deux officiers sur le terrain. Les chefs de brigade, presque tous vétérans des campagnes de Hollande, du Rhin ou d’Italie, « brimaient » volontiers les nouveaux venus, freluquets fils de famille ; ceux-ci se plaignaient, et, dans les bureaux de la Guerre, les dossiers s’emplissaient de dénonciations… Mais, ce jour-là, — 28 germinal, — du sous-lieutenant au colonel, tous ces officiers affectaient un air mécontent ; la cérémonie de Notre-Dame leur déplaisait. Quant au soldat, — celui de la 39e, surtout, — il laissait éclater sa méchante humeur, observait mal le silence, et prodiguait la plaisanterie de chambrée, les quolibets de corps de garde : il « grognait. » Des mots outrageans, d’ordurières facéties étaient prononcés dans le rang. On y raillait « l’avorton corse, » le « nabot, » le « galeux ; » on y blaguait son amour pour la « calotte, » le « cordon, » le « capucin. » C’était comme une provocation jetée au « civil » enthousiaste, mais le « civil » ne faisait point chorus et s’indignait de toutes ces grossièretés. Paris idolâtrait alors son « Grand Consul, » l’homme de la paix… Et disséminés, dans la cohue, les citoyens de la police secrète, agens du terrible Desmarets, — un n° 31 ou un n° 48, — écoutaient, observaient, préparaient leur bulletin,… ces redoutables bulletins, seuls romans qu’aujourd’hui daignait lire Bonaparte…

Onze heures ! de nouvelles salves d’artillerie. « Garde à vous !… Présentez armes ! » Le cortège débouchait du Carrousel… En tête, de la cavalerie : les hussards et les chasseurs des chefs de brigade Lebrun-Lahoussaye et Colbert ; les dragons commandés par Sébastiani et Caulaincourt. Aux éclats des trompettes, lentement, par les rues tortueuses, se déroulait une ondulation bigarrée, sonore, étincelante, de shakos à flammes, de colbaks à panaches et de casques à peau de tigre, de charivaris et de bottes,