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du 15 septembre. Je me réjouis d’apprendre que vous vous portez bien et que vous vous plaisez aux choses et aux gens que vous voyez. Il me semble que vous employez votre temps à autre chose qu’à faire le kief[1], et je ne doute pas que vous ne nous rapportiez un livre intéressant. Je vous remercie beaucoup des détails que vous me donnez sur les Kourbats et les Ghadjars. Je crois avec vous que les premiers n’ont rien de commun avec nos Bohémiens d’Europe. Dans le petit vocabulaire que vous avez recueilli en Égypte, je ne vois qu’un mot qui offre quelque analogie avec un mot bohémien, c’est zouël, âne. Les Gitanos espagnols disent gel. Il n’y a rien d’extraordinaire dans le changement du z en g guttural. Au contraire, la liste de mots des Ghadjars offre la plus grande analogie avec leurs correspondans dans le dialecte espagnol. Le nom de la nation Ghadjar est remarquable. Je crois que c’est le même mot que Gatche, les gens. Vous observerez que les Bohémiens d’Espagne s’appellent entre eux Romé, les hommes. Nos Bohémiens français désignent leur tribu par cette expression : le petit ménage. Dyavirr, femme, m’a d’abord un peu embarrassé. Je crois que c’est le même mot que tchaborri, fille. Kohrân, cheval, me paraît avoir la même racine que G’ra (nos voleurs disent gré, gris). Quant aux formes de la conjugaison, je n’y comprends rien du tout. Il paraît qu’ils se servent d’un auxiliaire qui m’est inconnu. Avez-vous recherché si les mots des Korbats d’Égypte ne seraient pas un argot arabe, ou s’ils appartiennent à une langue particulière qui va disparaître ?

Vous êtes bien aimable de vous être souvenu de mon goût pour le kalioun[2], mais vous m’embarrassez beaucoup par la riche nomenclature kaliounique toute nouvelle pour moi. Cependant, comme je ne prétends pas fumer au bois de Boulogne, il ne peut être question de l’appareil équestre. J’ignore ce que c’est qu’un kalioundar ; je suppose que c’est un trépied ou quelque chose de semblable, qui sert à fixer le récipient à eau. Sartiges avait rapporté de Perse un homme qui tenait le kalioun ù la main tout le temps que je fumais, mais cela m’ôtait tout le plaisir et me semblait une exploitation trop forte de l’homme par

  1. Le kief, état d’enivrement produit par le haschich.
  2. Mérimée collectionnait les pipes et y tenait. Un article de son testament (inédit) leur est consacré. Dans ses lettres inédites à Grasset, il est continuellement question de narguilés ou de pipes de tous genres.