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même à la réalisation de la beauté idéale. Pour compléter le tableau, deux philosophes, Thalès et Anaxagore, viennent exposer leurs théories contraires sur l’origine du monde. Eckermann disait un jour à Gœthe : « Il fallait que l’antiquité vous fût bien présente pour que vous ayez pu ressusciter avec tant de fraîcheur toutes ces figures, les employer et les manier avec tant d’aisance. » Gœthe répondit : « Si je ne m’étais occupé toute ma vie d’arts plastiques, cela ne m’aurait pas été possible. Le difficile, c’était de rester modéré au milieu d’une telle abondance, et d’écarter toutes les figures qui n’étaient pas absolument en harmonie avec mon plan. C’est ainsi, par exemple, que je n’ai fait aucun usage ni du Minotaure, ni des Harpies, ni d’autres monstres encore[1]. » On ne voit pas bien pourquoi les Harpies et le Minotaure n’ont pas pu entrer dans le plan de Gœthe, aussi bien que les Pygmées, les Grillons et les Grues, et il semble que, dans l’organisation de ce défilé fantastique, l’érudition ait eu plus de part que le sens plastique.

C’est le centaure Chiron, le précepteur attitré des héros, qui met Faust sur la trace d’Hélène. Lui-même l’a un jour portée sur son dos, lorsqu’elle fuyait devant des brigands qui voulaient la ravir. « Elle n’avait alors que sept ans, dit Faust. — Je vois, lui répond Chiron, que les philologues t’ont trompé, comme ils se trompent eux-mêmes. C’est une chose à part que la femme mythologique. Le poète la présente comme il veut. Elle n’a pas d’âge, est toujours mineure, et appétissante de figure. Jeune, on l’enlève ; vieille, on la courtise encore. Bref, le temps n’enchaîne pas le poète. — Eh bien ! réplique Faust, qu’Hélène non plus ne soit pas enchaînée par le temps ! Achille ne l’a-t-il pas trouvée à Phères, hors de toutes les limites du temps ? Rare bonheur pour lui ! Avoir conquis l’amour en dépit de la destinée ! Et ne pourrai-je pas, par la force du plus ardent désir, faire rentrer dans la vie cette forme unique, cet être éternel, de même rang que les dieux ? » Le centaure emporte Faust jusqu’au sanctuaire de la prophétesse Manto, qui lui indique le chemin des Enfers. Gœthe, un jour qu’il s’entretenait avec Eckermann des difficultés qu’il rencontrait dans la rédaction du second Faust, disait : « Le discours que Faust adresse à Proserpine pour la décider à lui abandonner Hélène, quel discours cela doit-il être, puisque

  1. Conversations, 21 février 1831.