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ou d’une vérité philosophique ou morale à démontrer par l’exemple, mais seulement d’un point de vue général sous lequel devaient se grouper les fragmens anciens ou nouveaux. Gœthe lui-même s’exprime un jour à ce sujet devant Eckermann : « On vient me demander quelle est l’idée que j’ai voulu incarner dans mon Faust. Comme si je le savais moi-même ! comme si je pouvais le dire ! » Et, reprenant le dernier vers du Prologue sur le théâtre, il continuait : « Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu’à l’enfer, à la rigueur, ce serait quelque chose ; mais ce n’est pas là une idée, c’est la marche de l’action. Ensuite, que le diable perde son pari, et qu’un homme que de graves égaremens n’ont pas empêché de s’élever et de s’améliorer toujours puisse être sauvé, c’est une pensée bonne et efficace et qui explique bien des choses ; mais ce n’est pas une idée qui sert de base à l’ensemble et à chaque scène en particulier. Et c’eût été une belle chose, vraiment, si j’avais voulu aligner sur le maigre fil d’une idée unique serpentant à travers le tout la vie abondante et variée que le Faust déroule devant les yeux[1]. »

Ce que Gœthe, dans sa correspondance avec Schiller, appelle l’idée de Faust, c’est simplement la conception philosophique à laquelle il avait l’intention de soumettre la légende, et qui est exposée dans l’un des deux Prologues, celui dont la scène est au ciel. Les milices célestes sont rassemblées devant le Seigneur ; Méphistophélès, le tentateur, apparaît au milieu d’elles ; il rend compte de ce qu’il a vu et fait sur la terre ; car il a son rôle dans le gouvernement du monde ; il est nécessaire à l’homme, dont l’activité se relâcherait aisément, s’il n’avait à côté de lui un compagnon qui le stimule. Pauvre humanité ! Méphistophélès lui-même est ému de pitié pour elle, et, s’il avait le cœur quelque peu tendre, il renoncerait à la tourmenter davantage : « Le petit dieu de la terre n’a pas changé ; il est baroque comme au premier jour ; il vivrait un peu mieux, sans la petite étincelle qui est en lui, qu’il appelle raison, et qui lui sert seulement à être plus bestial que la bête. » Le Seigneur l’interrompt : « Connais-tu Faust, mon serviteur ? — Vraiment, dit Méphistophélès, il vous sert de singulière façon. Les plus belles étoiles du ciel, les plus hautes jouissances de la terre, il réclame tout, et rien ne satisfait son cœur tourmenté. » Le Seigneur répond : « Quoi-

  1. Conversations, 6 mai 1827.