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peux pas faire ménage avec nous jusqu’au bout ? Tu veux t’élever dans les airs, et la tête te tourne. Nous sommes-nous jetés à ta tête, ou toi à la nôtre ? » Faust se perd, parce qu’étant homme il a voulu être Dieu ; il a rompu la barrière qui borne et qui protège l’existence humaine, et il se précipite lui-même dans l’abîme qu’il a ouvert devant lui. Le Faust de Gœthe était, dans sa conception primitive, une tragique histoire, comme celle de Marlowe, mais d’un souffle infiniment plus puissant et d’une portée plus haute, entraînant deux victimes également nobles dans une catastrophe commune.


IX

Gœthe arrive à Weimar, dans le costume de Werther, le 7 novembre 1775. Pendant les années suivantes, le Faust est souvent lu devant la cour, sans qu’aucun développement nouveau s’y ajoute. Les sujets qui marquent la période classique de Gœthe commencent à l’occuper, Iphigénie en 1776, Torquato Tasso l’année suivante. Au mois de septembre 1786, il part pour l’Italie. À Rome, voulant comprendre le Faust dans une édition complète de ses œuvres, il reprend le vieux manuscrit « jauni par le temps et déchiré sur les bords », et il avoue, dans une lettre du 1er mars 1788, qu’il lui a fallu d’abord « retrouver le fil », se familiariser avec le plan. « De même qu’autrefois je me reportais par la pensée dans un monde disparu, il faut maintenant que je me reporte dans un passé que j’ai vécu moi-même. » Il écrit la Cuisine de la sorcière, dans le jardin de la villa Borghèse ; ensuite un dialogue entre Faust et Méphistophélès, précédé d’un monologue de Faust. Le monologue disait, tout à fait selon les données du poème primitif : « Esprit sublime, tu m’as tout donné, tout ce que demandait ma prière. Ce n’est pas en vain que tu as tourné vers moi ton visage du sein de la flamme. Tu m’as donné la splendide nature pour royaume, avec la force de la sentir et d’en jouir. Mais, à côté de ces délices qui me rapprochent des dieux, tu m’as donné un compagnon dont je ne puis déjà plus me passer, quoique, par sa froideur et son insolence, il me ravale à mes propres yeux. » Ce fut le dernier effort que fit le poète pour avancer une œuvre de laquelle son développement intérieur le séparait de plus en plus. L’édition de 1790. la première qui fut connue du public, ne fut guère qu’un remaniement de forme