Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/618

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’a insensiblement subi, à peine ose-t-il assister aux leçons, et il n’est pas sûr qu’il pût s’y faire remplacer par un des sous-gouverneurs[1].

M. Barrande aurait-il quelques raisons secrètes d’écarter les témoins de son enseignement ? On peut avoir quelque raison de le craindre. Ses opinions politiques, qui tout d’abord avaient paru excellentes, penchent insensiblement vers le libéralisme ; il semble qu’il trouve un secret plaisir à humilier son élève, à lui faire sentir la supériorité de la science et du génie, à lui répéter que les rois sont faits pour les peuples et non pas les peuples pour les rois ; il traite même durement le Duc de Bordeaux, il lui inflige, et cela devant des étrangers, des pénitences humiliantes[2] ; il aurait des liaisons avec le parti qui veut un roi libéral, qu’il ne se conduirait pas autrement.

L’abbé de Moligny est chargé de l’enseignement religieux et de plus il est le confesseur du jeune prince. Esprit fin et délié, habile à se plier au temps, aux circonstances au caractère des personnes qu’il étudie et pénètre à fond, l’objet principal pour lui est de bien conduire sa barque au milieu des orages toujours fréquens autour des princes, et jusqu’ici, il a parfaitement réussi. Admis d’abord avec quelque peine par Mme la Dauphine comme l’un des instituteurs du jeune prince, il s’est si bien établi dans sa confiance qu’aujourd’hui, les bruits désavantageux qui ont couru sur son compte ne l’ont nullement altérée. Confesseur de M. le Duc de Bordeaux, il lui donne de plus des leçons d’histoire, etc., et il faut lui rendre cette justice qu’il le fait avec intelligence, zèle et succès.

Malheureusement des nuages fâcheux se sont élevés sur sa conduite, et sans admettre ce qu’il peut y avoir de calomnieux dans tout ce dont on l’a chargé, toujours est-il vrai que sa conduite mondaine, la légèreté de son esprit et de ses manières, des assiduités trop marquées auprès de quelques personnes et qu’il a redoublées pour ainsi dire, comme pour braver la censure, tout cela, dis-je, a paru peu convenable de la part d’un ecclésiastique chargé du redoutable emploi d’instruire des vérités de la religion un prince qui peut devenir roi un jour, et de diriger sa conscience.

Une autre personne encore donne des inquiétudes graves, c’est le comte de la Villatte, premier valet de chambre du jeune prince. Sa bravoure et sa fidélité à l’épreuve lui ont valu l’honneur de veiller à sa sûreté et à sa vie, et il est digne sans doute de cet honneur. Mais ses liaisons avec un certain parti[3], son caractère délié sous une écorce de franchise et presque de brusquerie militaire, ses manœuvres auprès du jeune prince, qu’il ne quitte jamais, pour affaiblir en lui, le soir, les impressions religieuses qu’il a reçues dans la journée[4] sont une fâcheuse compensation aux services qu’on se promettait de sa fidélité.

  1. Un de ces Messieurs ayant eu ordre un jour d’assister à une leçon d’histoire qui se donnait chez Mademoiselle, l’altier instituteur s’y refusa hautement, plia ses cahiers et leva la séance. (Note de M. de Foresta.)
  2. Il le met à genoux, lui fait baiser la terre. L’enfant le racontait un jour en riant : « Il a voulu me faire baiser la terre, disait-il à sa sœur, il m’a déchiré ma collerette, m’a fait une bosse au front, mais tout de même je ne l’ai pas baisée. » (Note de M. de Foresta.)
  3. Le parti qui veut la guerre et qui s’est rangé autour de Mme la Duchesse de Berry. (Note de M. de Foresta.)
  4. Le prince venait de communier et s’y était préparé par un recueillement de quelques jours ; le lendemain l’enfant demande avec empressement son fusil « Votre fusil, Monseigneur, à quoi pensez-vous ? C’est un bréviaire qu’il vous faut, et non pas des armes ! » (Note de M. de Foresta.)