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rapports réels des choses[1]. En tout cas, les rapports des objets qu’ils imitent ne sont pas les mêmes aux yeux d’un Rubens qu’aux yeux d’un Rembrandt, et c’est une des raisons pourquoi nous ne pouvons ni définir la beauté, ni en affirmer l’existence en dehors de nous.

Il en est autrement des rapports que nous appelons « constans » et « nécessaires. » Ils signifient ou ils expriment quelque chose d’autre et de plus qu’eux-mêmes : un kanguroo n’est pas un chimpanzé ; le mercure n’est pas du phosphore ; et Vénus n’est pas Jupiter. En d’autres termes : quelques-unes de nos impressions ou de nos sensations, — telles la couleur de la rose, la saveur de la pêche, — peuvent avoir en nous, dans la constitution intime de notre organisme ou de notre intelligence, les raisons de leur diversité ; mais quelques autres ne les y ont pas, et, par exemple, ce n’est pas seulement en nous que la chaleur se transforme en mouvement. Ce n’est pas non plus en nous, ni seulement pour nos sens ou relativement à la constitution de notre mentalité que, de tant de parties de salpêtre rapprochées, secundum artem, de tant de parties de charbon, il se forme un mélange détonant. Et quand d’un gland il sort un chêne, ou d’un œuf de poule un poulet, il est possible que ni le poulet, ni l’œuf, ni le chêne, ni le gland ne soient en soi, substantiellement, ce qu’ils nous semblent être ; mais ce qui est certain, c’est que le poulet n’est pas un chêne, et que la diversité de nos perceptions à sa cause en dehors de nous, — je veux dire sa raison d’être, — et dans la diversité substantielle du poulet et du chêne. Nous ne la connaissons pas, cette diversité ; l’apparence en tombe seule sous nos sens ; mais nous pouvons affirmer qu’elle existe ; et sans nous embarrasser ici de subtilités assez inutiles, c’est ce qui nous suffit pour être en droit d’affirmer, ou de « poser, » ainsi qu’on dit, « l’objectivité du monde extérieur. »

Il n’y a pas, on le sait, de problème que la philosophie, depuis son origine, ait plus souvent agité, ni, si l’on en croyait du moins les historiens, résolu plus diversement, et, certes, c’est un

  1. C’est la définition première sur laquelle Taine a édifié sa Philosophie de l’Art ; et je la crois trop étroite. Si nous la prenions au pied de la lettre, elle exclurait de l’art tout le naturalisme. Mais il est vrai que de très grandes écoles, panai lesquelles on peut citer celle de Michel-Ange en peinture, et chez nous, au théâtre, l’école de Corneille, ont fait d’une altération systématique et convenue des rapports réels des choses le principe de leur esthétique.