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dans Babylone. Tous ces passages, quand on les regarde de près, et qu’on les remet dans l’ensemble du discours, au lieu de les isoler, paraissent moins inspirés par une conviction profonde, que par le besoin de trouver des raisons à tout, et il n’y a rien là qui ressemble véritablement à la prédication chrétienne des premiers siècles, dont à ce propos on a imprudemment parlé[1]. A deux reprises, il est question, dans le recueil de Sénèque, d’une des plus grandes abominations de ce temps : il s’agit de cet usage qui permettait au père de famille, si l’un de ses enfans lui semblait mal conformé, ou simplement s’il lui déplaisait que sa famille s’accrût, de le déposer devant sa porte, où il mourait de faim ou de froid, à moins qu’un passant ne l’emportât pour en faire ce qu’il voudrait. Je ne vois pas où M. Denis a trouvé « que les déclamateurs ont représenté vivement le danger et l’immoralité de cette coutume barbare[2]. » Nulle part elle n’y est franchement combattue. Un père, qui a exposé deux jumeaux, ose parler de sa tendresse pour eux ; il se justifie en disant qu’étant embarrassé pour choisir entre eux, il lui a paru plus simple de les exposer l’un et l’autre, et personne ne lui répond qu’il eût mieux fait de les garder tous les deux. Un seul de ces rhéteurs se permet de le blâmer ; il le trouve « dur et cruel, » ce qui n’est guère méchant ; et pourtant Sénèque semble trouver qu’il va trop loin, puisqu’il nous dit, comme pour expliquer son audace, « qu’il était d’un naturel un peu dur. »

Il y a, dans une de ces controverses, dont le sujet est curieux et neuf, un mot qui m’a frappé. On y suppose qu’un père de famille, pour récompenser le dévouement d’un esclave, qui a sauvé l’honneur de sa fille, l’affranchit et la lui donne pour femme. Cette conduite paraît si extraordinaire qu’on l’accuse d’être fou, et qu’on le traduit en justice. Il faut voir les injures dont tous ces déclamateurs l’accablent ! « Marier sa fille à un esclave ! Ne vaudrait-il pas mieux qu’elle fût morte ? » Un seul, Albucius Silus, ose soutenir « que ce n’est pas la nature qui fait les esclaves et les gens libres, et que ce sont des noms que le hasard impose à ceux qui les portent. » Mais Sénèque, après avoir rapporté ce propos, s’empresse de nous dire que ce jour-là Albucius parlait en philosophe : philosophatus est, c’est-à-dire sans doute en faiseur de théories et d’hypothèses et non en homme

  1. Havet, le Christianisme et ses origines, II, 228.
  2. Denis, Théories et idées morales dans l’antiquité. 11, III.