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quoique la société fût devenue plus réglée et que le prince se piquât d’être le réformateur des mœurs publiques, les accusations d’empoisonnement ne paraissent pas beaucoup plus rares qu’à l’époque précédente ; et nous voyons, par ce qui reste des discours de Messalla et de Pollion, que les causes qui se plaidaient au Forum ressemblaient assez souvent à celles qu’on imaginait dans les écoles. Si la déclamation a dépassé la réalité, il faut bien reconnaître que la réalité fournissait beaucoup de prétextes à la déclamation.

La surprise est grande de trouver de temps en temps, au milieu de ces horreurs dans lesquels les rhéteurs se complaisent, des maximes généreuses, des appels à la justice, à la pitié, à la fraternité universelle, de les entendre invoquer ce qu’ils appellent religio, qui est pour eux le respect des droits de la nature, recommander « de tendre la main pour relever ceux qui sont à terre, d’ensevelir le cadavre abandonné, de faire l’aumône au mendiant. » La place qu’occupent ces sentimens élevés au milieu d’histoires abominables leur donne plus de relief, et ce contraste même nous amène à leur attribuer plus d’importance qu’il ne convient. Aussi quelques écrivains de nos jours ont-ils été tentés de faire des rhéteurs qui les expriment des précurseurs qui annoncent des temps nouveaux. C’est aller bien loin. Il ne faut pas oublier que ces belles phrases, qu’on a raison d’admirer en elles-mêmes, ne sont en réalité ici que des argumens d’avocat, des couleurs dont le rhéteur se sert dans l’intérêt de sa cause[1], et qu’il est prêt à dire le contraire, s’il plaide la cause opposée. Latro, lorsqu’il parle contre un riche, s’élèvera contre les richesses et paraîtra regretter le temps où Rome était pauvre et vertueuse. Est-il parfaitement sincère ? J’en doute un peu quand je l’entends dire dans une autre occasion : « Il est plus facile de faire l’éloge de la pauvreté que de la supporter. » De même on cite la loi et le code, quand ils nous sont favorables ; c’est seulement lorsqu’ils sont contraires qu’on glorifie l’équité et qu’on invoque en termes magnifiques « les lois non écrites. » Nous voyons qu’un orateur se moque des devins et des oracles ; ne soyons pas trop tentés de l’admirer comme un esprit ferme et au-dessus des préjugés de son temps. Il développe simplement un thème d’école pour rassurer Alexandre qu’un augure veut empêcher d’entrer

  1. Sénèque le dit positivement : color religionis.