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demandèrent de recueillir tous ces souvenirs pour les empêcher de se perdre. Il ne se fit pas trop prier, car, comme il l’avoue de bonne grâce, « il ne lui déplaisait pas de redevenir jeune un moment et de retourner à l’école. » C’est ainsi que fut composé le livre intéressant où revivent pour nous les rhéteurs du premier siècle.

Il ne contient pas d’eux des discours entiers : la mémoire de Sénèque, si merveilleuse qu’elle fût, n’aurait pas probablement suffi à les retenir dans leur ensemble. Il s’est contenté d’en citer des phrases, des passages et quelquefois des développemens entiers qui l’avaient frappé. Le titre que l’ouvrage porte dans les manuscrits (Oratorum et rhetorum sententiæ divisiones, colores) indique ce que l’auteur a voulu faire. Il a tenu d’abord à reproduire les pensées brillantes (sententiæ) pour lesquelles on avait un goût si décidé : c’était alors ce qu’on applaudissait le plus et ce qu’on oubliait le moins. Le plan du discours (divisio) avait aussi beaucoup d’importance ; on cherchait à y mettre le plus de finesse et de subtilité possible ; Fénelon reproche le même défaut aux prédicateurs de son temps. La signification du mot colores est plus étendue, et il est plus difficile de la préciser. D’une manière générale, il signifie la façon dont l’orateur comprend la cause qu’il va plaider et le tour qu’il lui donne, sa manière de présenter les événemens, l’attitude qu’il attribue aux personnages. Un père se plaint que son fils refuse de le nourrir et il le traduit devant les tribunaux, mais doit-il y paraître irrité, menaçant, armé de la loi et demandant qu’elle soit rigoureusement appliquée, ou triste, gémissant, honteux d’être réduit à cette extrémité de traîner son enfant en justice ? entre ces deux couleurs on peut choisir. Quelquefois le mot a une signification plus nette encore, il s’applique à un incident qu’on invente pour donner plus d’intérêt à la cause ou la rendre plus facile à défendre. Un père qui est convaincu qu’un de ses fils a voulu l’assassiner ordonne à l’autre de le mettre à mort. Celui-ci hésite et se contente de jeter son frère dans une barque et de l’abandonner aux flots. Plus tard, quand il est poursuivi par le père pour crime de désobéissance, il raconte, pour se justifier, que lorsqu’il traînait le malheureux vers la mer pour l’y précipiter, il a passé par hasard près du tombeau de sa mère et qu’il a cru entendre en sortir une voix qui lui défendait d’obéir. Voilà une couleur tout à fait dramatique et qui prête aux plus grands effets. On n’a pas de