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On a dit, plus tard, qu’il y avait eu un courant d’air dans la cuisine. C’était la fin de l’hiver, un de ces jours de mars où le vent est si froid, l’air si humide et si sombre, que l’on croirait que le printemps ne viendra jamais. Le fait est que, ce même soir, en se recouchant, Lena avait les joues brûlantes ; et, dans la nuit, elle délira. Elle qui jamais n’avait offensé personne, la douce et l’amicale, se figura qu’elle allait de maison en maison, chez tous les voisins, et qu’à chacun elle demandait pardon. « Pour le cas où vous auriez quelque chose contre moi !… »

Le lendemain, comme appelés par son âme inquiète et errante, arrivèrent les plus fidèles amis. Thiess Thiessen se montra tout à coup sur le seuil. Le vent humide de mars avait encore contracté son visage ridé. Il raconta que, sur les instances de Lisbeth, il s’était décidé à quitter Hambourg pour une semaine, afin d’accueillir le premier soleil du printemps dans sa vieille ferme de Heeshhof. Il s’approcha du lit, et aussitôt recula, frémissant de tout son corps, — tant il avait été effrayé, — et on le vit courir de long en large dans la cour, se frottant les mains et secouant la tête.

Vers midi, entra une claire, jeune figure. Elle alla à Jœrn Uhl, qui se tenait auprès du lit, désespéré, lui tendit la main, et le regarda avec compassion.

— Lena, dit-il à sa femme, c’est Lisbeth Junker, avec qui j’ai tant joué quand j’étais enfant ! Bien souvent je t’ai parlé d’elle.

Mais Lena Tarn restait indifférente. Lorsque Wieten vint lui apporter son enfant, elle le considéra longuement, tranquillement. La mère et l’enfant ne devaient plus se revoir.

Au tomber du soir, la fièvre grandit. Lena avait besoin de tout le large lit pour se retourner et s’agiter, douloureusement. Jœrn se promenait dans la chambre, allait dans la cuisine, et revenait. Lisbeth, debout devant la fenêtre, les yeux pleins de larmes, regardait dans la nuit. Le médecin vint une troisième fois et repartit bientôt ; mais les gens de la maison, qui le connaissaient bien, lurent sur son visage qu’il était soucieux. Le pasteur vint aussi et s’entretint avec Jœrn Uhl : mais celui-ci n’entendait rien et ne comprenait rien. Ce fut une longue, une cruelle nuit, une nuit sans conseil, une nuit d’angoisse.

Vers le matin, Lena se sentit plus calme ; mais elle était épuisée et parlait avec peine. Elle demanda à Jœrn de dire à son père « qu’elle l’aimait bien. » Jœrn, entre deux sanglots, murmura : « Mais il ne t’a jamais adressé une bonne parole, pauvre chérie ! » Elle sourit.

— Tu n’as rien eu, dans la vie, que travail et souffrance ! lui dit-il encore.

Alors, le mieux qu’elle put, avec sa langue embarrassée, elle assura qu’elle avait été très heureuse. Il se pencha tout contre elle. Elle s’efforça de caresser sa main. Des autres elle ne se souciait plus ; son enfant même était oublié.

Dans l’après-midi, Jœrn lui raconta qu’on venait d’amener les deux nouvelles vaches. Elle voulut les voir. Sans doute elle désirait lui montrer qu’elle s’intéressait encore aux choses de la ferme, et, ainsi, le consoler. Alors le valet d’écurie et la vachère conduisirent dans la chambre, à travers la cuisine, les deux lourdes bêtes : elle les regarda et sourit.