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rire, et de l’aimer. Lui aussi, d’ailleurs, il l’aime, telle qu’elle est ; et pendant un an, il vit avec elle parfaitement heureux. Puis elle meurt, et Jœrn Uhl, après l’avoir longtemps pleurée, finit par se remarier avec Lisbeth Junker. C’est elle, toujours raisonnable, tranquille, et confiante, qui l’aide à se connaître lui-même, à développer et à mettre en valeur ses dons naturels, à réaliser peu à peu tous ses rêves anciens.

Il y a aussi, à côté de Jœrn Uhl, une jeune fille étrangement belle et passionnée, Elsbe, qu’aime un honnête paysan nommé Fiete Krey. Mais Elsbe se laisse séduire par un autre amoureux, et s’enfuit avec lui. Sur quoi un oncle de la jeune fille, Thiess Thiessen, qui jamais jusque-là n’avait quitté son village, se met en route pour Hambourg, en quête de la fugitive. De longues années, il la cherche, explorant tous les recoins de l’énorme ville, ou bien guettant l’arrivée des navires d’Amérique, avec la certitude qu’un jour Elsbe, meurtrie par la vie, aura besoin de son aide pour ne pas succomber. Et en effet, un soir de Noël, la malheureuse, toute tremblante de froid et de faim, revient se réfugier auprès de son oncle.

« Mais, me dira-t-on, pourquoi nous présentez-vous sous des noms allemands des personnages que nous avons, depuis longtemps, appris à connaître et à aimer, sous des noms anglais ? Votre Jœrn Uhl s’appelle, en réalité, David Copperfield. La simple et héroïque servante qui l’élève s’appelle Peggotty. L’amie d’enfance que le jeune homme épouse en secondes noces, c’est Agnès Wickfield. Dora est le véritable nom de la femme-enfant. Et quant à l’oncle qui se met en route pour retrouver sa nièce séduite et abandonnée, comment ne reconnaîtrions-nous pas en lui le frère de Peggotty ? Toutes ces figures nous sont familières, et il y a plus d’un demi-siècle que Dickens nous a raconté la touchante série de leurs aventures. »

Non pas ! Les aventures dont on vient de lire le résumé forment le sujet d’un roman qui, publié en Allemagne dans les derniers mois de 1901, a dépassé déjà la trentième édition. Jœrn Uhl, Lisbeth Junker, Thiess Thiessen, tous ces personnages, sont bien des Allemands : c’est à eux que leur biographe, M. Gustave Frenssen, doit d’être considéré dès maintenant, dans son pays, comme le plu6 éminent rénovateur d’un genre littéraire qu’on pouvait croire à jamais épuisé, après la disparition des Freytag, des Fontane, des Conrad Ferdinand Meyer. Et j’ajouterai que le grand succès de Jœrn Uhl non seulement n’a rien qui puisse surprendre, mais me semble encore tout à fait légitime. Le livre de M. Frenssen est, au total, un très beau livre, et qui