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des choses est normale et les individus adonnés au travail le plus méthodique et le plus régulier, et doués de la plus grande somme d’énergie physique, intellectuelle et morale, l’emportent. Mais, parfois aussi, il en est autrement : on en voit qui profitent du hasard : climat, fertilité naturelle du sol, situation exceptionnelle, transmission d’un héritage, protection de l’autorité, etc., et si, dans le monde organique, des formes très inférieures, par exemple des monères à noyau subsistent simplement parce qu’elles ont trouvé un milieu d’adaptation, dans la société, il y a des individus inférieurs qui se maintiennent uniquement à raison de conditions d’existence privilégiée, faute desquelles ils disparaîtraient.

Mais ici s’arrête l’analogie, et pour le surplus, il y a des différences fondamentales entre les procédés de la nature et ceux des sociétés humaines.

Dans la nature, il y a sélection et élimination : c’est-à-dire que la survie des plus aptes et des mieux armés, pour une situation donnée, implique l’élimination des moins aptes et des moins bien armés, pour cette situation. Dans la société, au contraire, la sélection, le triomphe des plus aptes, n’entraîne pas nécessairement l’élimination des moins aptes, et à mesure que la civilisation et la culture progressent, il y a plus de chances et plus d’occasions pour tous de trouver des modes d’adaptation et d’existence. A côté d’une loi de continuité historique, une loi de survivance des formes anciennes apparaît. En premier lieu, dans une société cultivée, se développe un esprit de solidarité et de charité bien éloigné des sentimens moins altruistes des groupes incultes qui, plus près de la nature, en subissent plus directement la cruauté. Chez ces groupes, on ne s’occupe pas des inutiles et des incapables, et on les laisse mourir quand on ne va pas jusqu’à s’en débarrasser.

A mesure que les âmes s’affinent, la philanthropie tempère la brutalité de la sélection ; on cherche à conserver les inaptes. Les malades, les dégénérés, les rachitiques, les vieillards infirmes, les aveugles, les sourds-muets, les estropiés, les idiots, les arriérés, les anormaux, les aliénés, les vagabonds, les criminels, jadis abandonnés ou éliminés, sont recueillis ; on crée pour eux des hôpitaux, des hospices, des asiles, des prisons, des colonies agricoles, des refuges. Dans la mesure du possible, on leur donne du travail. On les conserve, non seulement parce qu’on devient plus humain, mais parce qu’il devient plus facile d’être humain.