Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/432

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

constate l’inégalité des hommes : l’homme est un composé de plusieurs trillions de cellules et la cellule elle-même semble constituée d’un très grand nombre de petites masses, phénomènes ultimes de l’individualité[1]. Une individualité vivante résulte d’une complexité inouïe d’élémens chimiques, physiques, psychiques. Nous ne connaissons pas l’Individu, mais des individus ayant chacun des tissus, des muscles, des nerfs, des cartilages différens, des dispositions physiques, morales, intellectuelles, différentes.

La combinaison des innombrables élémens dont est formé un être vivant ne se répétant jamais dans des conditions identiques, il est naturel qu’il n’y ait pas deux êtres vivans identiques.

Dans la collectivité la plus homogène que l’on connaisse, dans la communauté familiale des premiers jours, où l’individu comme tel est si peu de chose, où l’organisme collectif est si condensé, il y a déjà, dans la participation des membres de la communauté à la vie sociale, une certaine différenciation individuelle, résultat tout au moins de l’âge, du sexe, des forces et, par conséquent, une certaine adaptation de l’individu à son milieu et à son but.

Avec l’accroissement de la population, l’extension du territoire, la multiplication des besoins, s’accroît la diversité des intérêts, des désirs, des facultés. Les uns travaillent, produisent, épargnent, consomment plus ou moins que les autres, ont plus ou moins d’esprit de conduite, plus ou moins de chance, et les situations deviennent inégales. Mais ce qui contribue surtout à l’inégalité c’est la nécessité, les richesses restant limitées, de pourvoir à l’existence de familles toujours plus nombreuses, auxquelles s’ajoutent sans cesse des familles nouvelles. Dans une jeune démocratie agricole où la fertilité du sol, la place disponible, la beauté du ciel, la douceur du climat procurent une vie facile, il n’y a pas beaucoup de différenciations individuelles, parce qu’il n’y a pas beaucoup de complications sociales ; mais quand à la simplicité succèdent les difficultés de la lutte pour l’existence, quand, au lieu de circuler et de respirer à l’aise dans de libres espaces où l’on rencontre des compagnons, on doit se faire une place au soleil en même temps que des concurrens poussés par des nécessités identiques, il faut que chacun cherche

  1. Le Dantec, l’Unité dans l’Être vivant, Paris, Alcan, 1902, p. 263.