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confie ses inquiétudes sur l’instabilité des choses de France. Il croit, en cas d’événement, que les Jacobins reprendront le pouvoir si les royalistes ne sont pas en mesure. Il fait grand cas de Pichegru. Il estime d’ailleurs, prenant à la lettre les déclarations officielles qu’il reçoit à Londres, que Bonaparte seul pousse à la guerre et qu’il ne tiendrait qu’à lui de l’éviter, ce qui est précisément le jeu joué par les Anglais. « Tel est, citoyen ministre, écrit-il à Talleyrand, le 17 mars 1803, l’état des esprits et des choses. Je crois qu’on peut encore tout ramener à la paix. Les mesures que prendra la France et la détermination du Premier Consul décideront du sort du monde. »


IV

Après divers retardemens, Bonaparte s’était décidé à faire partir Decaen. Ce général quitta Paris le 16 février, et Brest le 6 mars, avec la petite expédition destinée à reprendre possession des comptoirs des Indes que les Anglais devaient restituer. Bonaparte croyait donc encore à la prolongation de la paix ; il ne se disposait certainement point à la rompre : c’eût été livrer aux Anglais Decaen, ses soldats et l’escadre qui les portait. Le 11 mars, au matin, il reçut le texte du message royal du 8. C’était la guerre, et très prochaine. À la précipitation, à la complexité de ses mesures dans cette matinée du 11, on voit bien qu’il est pris au dépourvu. Il piétine la terre, comme pour en faire sortir des marins, des soldats, des auxiliaires. Il commande à Decrès des bateaux plats, qui devront être réunis à Dunkerque, à la fin de septembre. Il rassemble les pièces de la lourde machine de guerre, la machine toujours branlante et disloquée des alliances, tâchant de déjouer la diplomatie anglaise, de la prévenir partout. Il écrit au roi d’Espagne, il le presse de mettre en état sa flotte désarmée : « L’Angleterre veille toujours ; elle n’aura de repos qu’elle ne se soit emparée des colonies et du commerce du monde. » Il harcèle les Bataves ; il avertit Melzi, qu’il trouve mou : le temps n’est pas à la rhétorique ; « ce sont des conseillers d’État, des généraux italiens qui parlent de Zama et de Scipion !… ces parallèles, qu’on a peine à saisir, se traduisent ici par l’image des Vêpres siciliennes, qui sont plus modernes. »