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l’orchestre, qui, dans le couloir humain, vont et viennent comme elle, de front, à trois ou quatre pas en arrière. La suivant quand elle s’approche, commençant les premiers de reculer quand c’est le moment de fuir, ils ne la perdent jamais de vue ; le regard ardent, la bouche grande ouverte, tout le temps ils chantent, en voix haute de muezzin ; la tête avancée, penchée, eux qui sont grands, vers elle qui est petite, ils ont l’air d’en être maîtres, de l’inspirer, de la posséder ; ils ont l’air de la conduire par leur souffle, de souffler dessus comme sur un papillon étincelant et léger, docile à leurs caprices. Et cela encore a je ne sais quoi de malsain et de pervers…

Dans l’ombre là-bas, à côté de l’orchestre, il y a deux ou trois autres bayadères, aussi très parées, et qui ont dansé d’abord. L’une surtout bien étrange, qui m’avait frappé, sorte de belle fleur vénéneuse, svelte et grande ; un visage trop fin, des yeux déjà trop longs, et démesurément allongés par des fards ; des cheveux d’un noir bleu, durement plaqués en bandeaux le long des joues ; lien que des draperies noires, un pagne noir, un voile noir à peine bordé d’argent ; rien que des rubis pour parures, des rubis aux mains et aux bras ; et, piquée à la cloison du nez, une grappe de rubis qui retombent sur la bouche, comme si ces lèvres de goule avaient gardé du sang.

Mais j’ai perdu le souvenir d’elles toutes, aussitôt que j’ai vu brusquement apparaître, entre les musiciens qui s’écartaient pour la laisser passer, celle-ci, la reine, l’étoile, la créature tout en or que l’on me réservait pour la fin.

C’est long, très long, la danse de cette femme ; cela me fatigue singulièrement, et je redoute quand même la minute où cela va finir et où je ne la verrai plus.

Encore ses grands reproches, son rire irrésistible, la moquerie de ses yeux mouvans, et le recommencement plus effréné de son appel d’amour…

Et cependant elle s’arrête. C’est fini ; je me réveille, je revois les gens qui étaient là, je reprends pied dans la réalité de cette soirée, organisée pour me faire fête.

Avant de me retirer, — car c’est l’heure, — je vais féliciter la bayadère. Je la trouve s’essuyant le visage avec un fin mouchoir ; elle a eu très chaud, la sueur perle sur son front, sur son torse lisse et sombre. Correcte maintenant, froide, respectueuse, comédienne blasée et indifférente, elle reçoit mes complimens