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avec sa peau mate et sombre, prend je ne sais quoi d’indécis et de lointain, même lorsqu’il est à me toucher.

Elle va, elle vient ; elle danse pour moi, la bayadère. Sa danse ne fait pas de bruit. Sur les tapis, on entend seulement tinter les anneaux précieux de ses chevilles, — sur les tapis où courent en cadence ses petits pieds nus, aux doigts déliés, chargés de bagues, aux doigts qui remuent comme des doigts de main.

Cela se passe dans une atmosphère irrespirable, saturée d’essences et de parfums de fleurs. C’est une fête que me donnent les Indiens d’ici, les Indiens-Français et je suis dans la maison du plus riche d’entre eux. L’hôte, à mon arrivée, m’a passé au cou un collier de jasmin naturel, à plusieurs rangs, qui embaume et me grise ; il m’a aussi aspergé d’une eau de roses, contenue dans un flacon d’argent à long col. On suffoque de chaleur. Au-dessus des invités qui sont assis, — pour la plupart têtes brunes aux turbans lamés d’or, — s’agitent des éventails géans, des feuilles de latanier peinturlurées que balancent des serviteurs debout et nus ; et ces nudités sont plus étranges, au milieu de la foule très parée, où même les hommes ont des diamans aux oreilles, des diamans à la ceinture.

On l’a informée, la bayadère, que la fête était pour moi ; alors, comme elle est une comédienne accomplie, et d’ailleurs héréditairement professionnelle, c’est à moi qu’elle s’adresse.

Pour cette soirée, on l’a fait venir de très loin, de l’un des grands temples du Sud, où elle appartient au service de Shiva. Elle est célèbre et coûte fort cher.

Elle se penche en avant, ou elle se cambre, avec des gestes onduleux de ses beaux bras nus, avec des contournemens excessifs de ses doigts de main, avec des contournemens plus inexplicables de ses doigts de pied, qui sont assouplis à cela depuis l’enfance, l’orteil toujours détaché et tenu droit en l’air. Entre le pagne de gaze d’or qui enveloppe ses hanches, et le corselet qui emprisonne étroitement sa gorge, on voit, suivant l’usage, un peu de son corps couleur de bronze pâle, un peu de sa chair vigoureuse et musclée ; on voit jouer à nu sa taille fit la base de ses seins.

Sa danse est plutôt une série de poses et d’expressions, une sorte de monologue mimé, avec ces continuelles alternatives d’approche et de recul, toujours s’avançant vers moi, dans le couloir humain, s’avançant tout près, les yeux dans mes yeux, puis se dérobant par une fuite, jusqu’au fond moins éclairé de la salle.