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amenant de la campagne ou de la ville, déversent un flot humain sur les bords du lac sacré. En l’honneur de Shiva, des milliers et des milliers de têtes couvrent maintenant ces entours, aussi serrées les unes contre les autres que les galets d’un rivage, — de ces têtes d’Indien, fines et sombres, qui sont plus petites que nos têtes européennes et dans lesquelles il semble qu’il y ait surtout place pour le mysticisme ardent et pour l’ardente sensualité. (Deux choses, du reste, qui vont souvent de pair, — si inquiétante, hélas ! que cette constatation puisse être.) Chacun, en venant au lac de Shiva, porte à l’épaule un long roseau avec ses feuilles, tellement que cette multitude a presque l’air aussi d’un champ de graminées. Et les éléphans du grand temple, que l’on a ramenés à la tombée de la nuit, surgissent çà et là comme des roches, comme des îlots, au milieu de cette étendue d’herbages en marche et de boules noires qui sont des têtes pensantes.

Du côté de la barque de féerie, du palais flottant aux légères tours dorées, où brûlent sans cesse des feux de Bengale, une tumultueuse poussée humaine se produit au son des musiques ; on élonge à terre les câbles de halage, sur lesquels des centaines de croyans viennent crisper leurs mains, en jetant des cris de joie. Ceux qui ne trouvent plus de place dans la longueur des cordes tendues envahissent le lac, éclaboussant tout ; dans l’eau jusqu’à la ceinture, ils pousseront la barque par derrière, la tireront par le côté, ou tout au moins marcheront dans son sillage.

Une plus haute clameur, une frénésie des tam-tam et des musettes ; la barque est partie, la barque glisse aisément le long des granits du bord ! Le dieu et la déesse ont commencé leur promenade, vingt ou trente fois séculaire, que la lune ce soir enchante de sa plus pure blancheur. Et, sur la rive, les bons éléphans dociles, couverts de clochettes qui sonnent, escortent au petit pas, assaillis, submergés par la foule, très soucieux de la place où poser leurs pieds lourds, de peur d’écraser des enfans…


IX. — LES TRÉSORS DE LA DÉESSE AUX YEUX DE POISSON

Ce matin donc, pour voir les trésors de la déesse, je me rends au temple[1] aussitôt le lever du soleil.

  1. La grande enceinte contient deux sanctuaires. Le plus grand est dédié à Shiva, sous le nom de Sundareshvar (le béni). L’autre, à gauche, vis-à-vis le Patramaraï (l’étang du lys d’or) est dédié à sa femme Parvâti, que l’on appelle aussi Minakchi (la déesse aux yeux de poisson).