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leurs boutiques. Et, quand on vient comme moi du dehors, la pénombre subite confond ici toutes choses, les hommes, les idoles et les monstres, les figures humaines et les trop grandes figurés de pierre, les gestes figés des personnages qui ont trop de bras et les mouvemens) vrais des personnages qui n’en ont que deux. Des vaches sacrées sont là aussi, qui tout le jour ont erré par les rues et qui, avant de rentrer dans le temple pour y dormir, s’attardent à mâcher des roseaux et des fleurs.

Après l’avenue vient une porte, percée en tunnel obscur sous l’énormité d’une pyramide de dieux qui escalade le ciel. Alors, on est dans le temple même, autant dire dans une ville silencieuse et sonore, dont les rues couvertes se croisent en tous sens, et dont le peuple innombrable est un peuple de pierre. Chaque colonne, chaque monstrueux pilier est fait d’un seul bloc, mis debout par des procédés qui nous dépassent, — sans doute en combinant l’effort de quelques milliers de muscles, — et ensuite sculpté, fouillé profondément à l’image de toutes sortes de dieux ou de monstres. Quant à ces voûtes toujours plates, dont l’équilibre à première vue ne s’explique pas, elles sont faites avec des monolithes de huit ou dix mètres de long, qui reposent par les deux bouts, et que l’on a multipliés indéfiniment les uns à côté des autres, comme on eût mis chez nous de simples madriers. Tout cela est bâti un peu à la manière de Thèbes ou de Memphis, indestructible par le temps, quasi éternel. Il y a, comme à Chri-Ragam, des alignemens de chevaux cabrés battant l’air de leurs pattes, ou bien des alignemens de dieux, qui vont se perdre en perspective dans les lointains plus sombres. Et l’antiquité s’indique seulement à l’usure luisante des bases, au poli noirâtre de ce qui est à portée des mains ou des corps, de ce qui est tant frôlé chaque jour par les hommes et par les bêtes. Magnificences et ordures, mélange d’un luxe de Titans et d’une incurie barbare. Les guirlandes, en roseaux et en feuilles de bananier découpées, que l’on a tendues autrefois pour des fêtes, d’une colonne à l’autre, s’émiettent par terre, en décomposition humide. Les accessoires des processions, animaux fantastiques, éléphans blancs de taille naturelle, en papier et en pâte, pourrissent çà et là, effondrés dans des recoins. Les vaches sacrées, les éléphans réels qui se promènent en liberté dans les nefs, ont semé partout leur fiente, sur le pavage glissant et gras, lustré par les pieds nus. Et la grande chauve-souris appelée vampire pullule aux effroyables